« On ne se remet pas de ce qu’on a fait aux autres aussi facilement que de ce que les autres nous ont fait. »
Comment expliquer devant la justice que ce qui ressemble à du recel de cadavre aggravé par une accusation de trafic de drogue n’est en réalité qu’une presque gratuite preuve d’amour doublée d’un coup monté ?
Tookie en fait l’amère expérience et ses origines ojibwées ne jouent pas en sa faveur face à la partialité du juge. La sentence tombe, soixante ans de réclusion, et c’est derrière les barreaux que sa rencontre avec les mots esquisse les contours de la suite de son parcours.
Sortie de prison, après dix ans d’incarcération grâce au travail acharné de son avocat, mariée à Pollux qui, par amour, lui a passé les menottes le jour de son arrestation, Tookie devient « soupe d’alphabets » au sein de la librairie fondée par une certaine Louise Erdrich à Minneapolis dans le Minnesota.
Elle apprend la saveur d’un bonheur ordinaire sans vraiment croire y avoir droit, se frotte aux questionnements sur la maternité avec la jeune Hetta qui la ramène à toute l’âpreté de sa relation à sa propre mère, essaie de trouver ce délicat juste milieu entre vivre en préservant les traditions et s’accommoder de l’implacable réalité de ce que sont devenues les cultures amérindiennes après des décennies passées sous le rouleau compresseur d’une domination aussi blanche qu’ethnocentrée et bien décidée à les faire disparaitre.
Devenue une libraire passionnée et passionnante, elle devra faire face aux demandes et exigences les plus déroutantes de ses lectrices et lecteurs dont la très agaçante Flora qui même décédée ne semble pas vouloir quitter la librairie.
Vivants ou morts, chacune et chacun des personnages est hanté ou peut-être se hante, se bat contre ses propres fantômes et ne peut leur échapper qu’en concédant à une profonde introspection… Toutes celles et tous ceux qui habitent ce roman ne pourront s’y dérober pour espérer se réconcilier avec ce qui les a longuement modelés et, enfin aspirer à continuer en paix.
Sur fond de la crise Covid qui a ébranlé le monde et des émeutes dénonçant la brutalité inacceptable du meurtre de Georges Floyd, Louise Erdrich plonge dans l’histoire des peuples amérindiens, frères et sœurs de douleur de toutes les minorités qui aujourd’hui comme hier sont la proie des violences du pouvoir et de sa police.
« Comment se pouvait-il que les manifestations contre les violences policières fassent si clairement la démonstration du degré de violence de la police ?«
Roman historique et forcément politique, histoire(s) d’amour, d’amitié, de pardon et de solidarité, tragi-comédie qui vous fera passer du sourire, en découvrant que l’on peut se crêper le chignon autour d’un feu pour savoir quel est le meilleur riz sauvage, à l’indignation pure en vous confrontant à la longue énumération des passages à tabac et meurtres racistes qui marquent l’histoire nord-américaine, « La Sentence » est un grand, très grand roman de l’immense Louise Erdrich.
Tout questionnement induit par ce texte rappelant les débats qui secouent aujourd’hui l’opinion publique dans notre pays n’est pas a considéré comme fortuit 🙂
Coup de cœur à retrouver à la librairie le 6 septembre 2023.
« La Sentence », coll. Terres d’Amérique, éditions Albin Michel, 23.90 euros