Archives de catégorie : ♥ Coups de coeurs de Pryscilla ♥

L’amour de François Bégaudeau

Lorsque Bégaudeau s’empare de la vie d’un couple ordinaire de la classe populaire française aux débuts des années 1970 et l’émancipe de l’atmosphère glauque et « plombante » à laquelle elle est souvent assignée… Presque un demi-siècle d’amour sur fond d’évolution de la société dans un livre court qui en peu de pages et de mots bien choisis donne la place à un quotidien fait de petites choses, sans grands éclats de vie mais débordant de tendresse…

Mississippi, Sophie G. Lucas

“1871,

J’ai vu la foule tomber. Et ça fait beaucoup de bruit des corps qui tombent, je sais pas, les tissus, les corps sur d’autres corps, c’est tout autour le bruit, les tirs, les coups, les cris (moi j’étais silencieux, j’arrivais plus à bouger ni à sortir un mot de ma bouche, c’était fermé, bloqué, c’était comme si mon corps il était plus là, comme si j’étais à l’extérieur de mon corps, c’est ça oui, en dehors), mais c’est pas mon corps que je voyais, c’étaient tous les autres, des corps d’hommes, des corps de femmes, explosions, cris, fracas, boum, cris, chocs.”

Presque deux siècles d’une fresque familiale qui sinue dans l’absolue violence de la société et ses inégalités. Un élan romanesque éblouissant, une écriture puissante qui dévale les pages et roule, sans entrave, comme les eaux d’un fleuve…

Ce sera sur les tables de la librairie le 18 août et nous avons grande hâte de vous en parler !

Mississipi, La Contre Allée éditions, 18 euros.

Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie, Elise Goldberg

“Le shmalts, c’est la graisse d’oie servant à cuisiner, c’est aussi l’excès de sentimentalité.”

Quand les souvenirs affluent par la porte d’un frigo entrouverte ou miam, mes aïeux !

À la mort de son grand-père, la narratrice hérite de cet incontournable équipement de cuisine qu’est son frigidaire. C’est au milieu des victuailles et des plats traditionnels de la cuisine ashkénaze que le roman de sa famille se déroule tels les pages d’un menu.

Si les souvenirs ont un goût, si les souvenirs ont une langue, ils ne sont pas dans la tradition yiddish et sa cuisine spontanément appréciables. Aliments peu sensuels, textures inquiétantes, saveurs fades et vocables boiteux, il faut apprendre à connaître leur histoire depuis les frontières de la Pologne juive pour en apprécier le charme complexe ; il ne saute ni aux papilles, ni aux oreilles. C’est sur cette route que nous entraîne ce livre, sur ce que la culture culinaire et les petites habitudes quotidiennes disent des gens, bien mieux bien plus intimement que de long discours. De toutes ces anecdotes et détails qui, aux yeux d’une petite fille et d’une jeune femme, peuvent agacer, manquent de clinquant, l’autrice fait ressurgir le passé de ce peuple juif polonais obligé de vivre caché, de passer inaperçu, de ne pas attirer l’attention ni susciter l’envie à l’image de ces recettes traditionnelles pas très appétissantes de prime abord. Mais, il existe un au-delà des apparences que l’on rencontre au fil des pages et qui nous entraîne à sa suite vers des histoires de vie prises dans les tourments de l’histoire…

Un premier roman touchant, plein d’humour et de dérision aimante qui à partir de souvenirs très personnels dessinent finement le portrait de toute l’histoire et la culture yiddish.

“Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie”, éditions Verdier, 18 euros.

En librairie le 24 août 2023.

MURmur, Caroline Deyns

“(…) Le CRI est dans l’éCRIre.”

Une société qui jetterait les femmes en prison pour une interruption volontaire de grossesse, avortement et fausse couche reconnus sans distinction comme un homicide aggravé, ça n’est pas imaginable dans nos “pays civilisés”… Qui irait imaginer qu’une femme violée, enceinte et dénoncée par son bourreau puisse être inquiétée par la justice si elle prenait la décision de ne pas mener sa grossesse à terme ? Femmes vendues, mariage forcée, procréation à la chaîne, elle est longue et incomplète la liste de tout ce qui asservit les femmes et qui semble, ici et maintenant, parfaitement impensable.

“Je voudrais avoir le courage de la démence.”

La narratrice s’adresse à nous depuis les murs de la cellule dans laquelle elle a été incarcérée après une fausse couche. Emmurée dans son propre corps, une histoire transmise de bouche à oreille de femme en femme contient les clefs de l’insurrection…

Parce qu’elle trace sur le papier “ces explosifs qu’elle transporte que l’on appelle des mots”(1), ce savoir aux allures de conte prémonitoire tenu secret pour que perdure l’oppression, enfle, se transmet, se répand parmi “les captives, les muselées et les ignorantes” et s’infiltre dans la moindre fissure jusqu’à faire exploser les injonctions imposées à toutes les femmes.

Cette lecture a le pouvoir de faire se raréfier l’air, de gagner chaque pore de la peau jusqu’à la chair de poule, de provoquer une très saine envie de révolte et une profonde réflexion… Parce que la transmission de la mémoire et de l’histoire commune est incontournable pour échapper au retour en arrière qui ne serait pas s’en déplaire à certains.es, ce livre est indispensable ! (Non, ce n’est pas dingue, c’est même plus que réel pour les femmes au Salvador, pour les Américaines… etc.). Un texte à mettre entre toutes les mains y compris celles de nos grandes ados qui y découvriront peut-être pour certaines un pan, si récent, de l’histoire des luttes des femmes et continueront cette chaîne de transmission sans baisser la garde.

“(…) toute loi est réversible.”

Un immense coup de cœur pour ce texte dont la finesse et l’intelligence n’ont d’égales que la force pure.

“MURmur”, éditions Quidam, 19 euros. En librairie le 22 août 2023

  1. https://www.cambourakis.com/tout/sorcieres/je-transporte-des-explosifs-on-les-appelle-des-mots/

La Sentence de Louise Erdrich

“On ne se remet pas de ce qu’on a fait aux autres aussi facilement que de ce que les autres nous ont fait.”

Comment expliquer devant la justice que ce qui ressemble à du recel de cadavre aggravé par une accusation de trafic de drogue n’est en réalité qu’une presque gratuite preuve d’amour doublée d’un coup monté ?

Tookie en fait l’amère expérience et ses origines ojibwées ne jouent pas en sa faveur face à la partialité du juge. La sentence tombe, soixante ans de réclusion, et c’est derrière les barreaux que sa rencontre avec les mots esquisse les contours de la suite de son parcours.

Sortie de prison, après dix ans d’incarcération grâce au travail acharné de son avocat, mariée à Pollux qui, par amour, lui a passé les menottes le jour de son arrestation, Tookie devient “soupe d’alphabets” au sein de la librairie fondée par une certaine Louise Erdrich à Minneapolis dans le Minnesota.

Elle apprend la saveur d’un bonheur ordinaire sans vraiment croire y avoir droit, se frotte aux questionnements sur la maternité avec la jeune Hetta qui la ramène à toute l’âpreté de sa relation à sa propre mère, essaie de trouver ce délicat juste milieu entre vivre en préservant les traditions et s’accommoder de l’implacable réalité de ce que sont devenues les cultures amérindiennes après des décennies passées sous le rouleau compresseur d’une domination aussi blanche qu’ethnocentrée et bien décidée à les faire disparaitre.

Devenue une libraire passionnée et passionnante, elle devra faire face aux demandes et exigences les plus déroutantes de ses lectrices et lecteurs dont la très agaçante Flora qui même décédée ne semble pas vouloir quitter la librairie.

Vivants ou morts, chacune et chacun des personnages est hanté ou peut-être se hante, se bat contre ses propres fantômes et ne peut leur échapper qu’en concédant à une profonde introspection… Toutes celles et tous ceux qui habitent ce roman ne pourront s’y dérober pour espérer se réconcilier avec ce qui les a longuement modelés et, enfin aspirer à continuer en paix.

Sur fond de la crise Covid qui a ébranlé le monde et des émeutes dénonçant la brutalité inacceptable du meurtre de Georges Floyd, Louise Erdrich plonge dans l’histoire des peuples amérindiens, frères et sœurs de douleur de toutes les minorités qui aujourd’hui comme hier sont la proie des violences du pouvoir et de sa police.

Comment se pouvait-il que les manifestations contre les violences policières fassent si clairement la démonstration du degré de violence de la police ?

Roman historique et forcément politique, histoire(s) d’amour, d’amitié, de pardon et de solidarité, tragi-comédie qui vous fera passer du sourire, en découvrant que l’on peut se crêper le chignon autour d’un feu pour savoir quel est le meilleur riz sauvage, à l’indignation pure en vous confrontant à la longue énumération des passages à tabac et meurtres racistes qui marquent l’histoire nord-américaine, “La Sentence” est un grand, très grand roman de l’immense Louise Erdrich.

Tout questionnement induit par ce texte rappelant les débats qui secouent aujourd’hui l’opinion publique dans notre pays n’est pas a considéré comme fortuit 🙂

Coup de cœur à retrouver à la librairie le 6 septembre 2023.

“La Sentence”, coll. Terres d’Amérique, éditions Albin Michel, 23.90 euros

Kramp de Maria José Ferrada

Chili, années 1960.

M, une petite fille, accompagne son père, représentant en quincaillerie pour la marque “Kramp” sur les routes.

De cafétérias en hôtels, de villes en villages, elle dessine, avec son regard candide autant que scrutateur, le portrait d’un Chili à hauteur de ses yeux d’enfants.

Les représentants de commerce et leurs histoires incroyables, son père, D, avec ses chaussures cirées au volant de sa 4L, E, l’ami photographe qui poursuit les fantômes remplacent de plus en plus souvent les apprentissages sur les bancs de l’école.

Une autre vision du monde et un père non pas “inconscient” mais “pionnier de la pédagogie systémique”… Un monde aussi rutilant, pour la petite M, qu’une scie toute neuve qui cache pourtant des fêlures et une réalité politique, sociale et économique bien plus sombre sur laquelle la rencontre avec un “insecte de la destinée” et l’entrée dans l’adolescence l’obligeront à lever le voile.

Un texte bercé de mélancolie, doux et féroce, qui raisonne longtemps une fois la dernière page tournée.

Le souffle du puma de Laurine Roux

Le puma ne vit pas dans une cage !

Le pendentif en forme de puma autour du cou de Poma n’est pas qu’un simple bijou venu souligner la beauté de la jeune fille… Qu’on se le dise !
De son village natal auquel elle est arrachée de force à sa grand-mère, Huapa, et son ami, Yurak, par les sbires du cruel empereur, Sapa Inca, aux murs de l’acllahuasi à Cuzco qui la retiennent prisonnière, jusqu’aux pentes abruptes du volcan Llullaillaco, c’est toute la force sauvage et la ténacité du félin qu’elle devra déployer pour tenter de gagner sa liberté.
Bien longtemps après que les pas de la jeune fille aient foulé la terre argentine, Astrid et Carlos, scientifiques au cœur aussi tendre qu’un biscuit, mettront tout en œuvre pour retisser l’histoire de Poma et ses compagnons.
Réalité et fiction s’entremêlent avec ce qu’il faut d’aventures, d’amour, de suspense, d’humour et de magie pour une lecture en un souffle qui vous fera ronchonner d’arriver (déjà !) à la dernière page.
Dire que Laurine Roux déborde de talent pour raconter des histoires et nous embarquer à ses côtés, c’est presque devenu une habitude… Mais, aucun risque qu’on se lasse et même, on en redemande !

Un roman à dévorer dès 12 ans.

La maison des mots perdus de Kochka

Ravi vit dans un petit village des Vosges avec sa mère, Asha et son père, Étienne. Alors que son dixième anniversaire approche, Ravi se pose des questions sur sa famille un peu différente de celle de ses camarades de classe… Étienne est un médecin réputé souvent en voyage à cause de son travail et Asha ne parle pas, elle chante dans sa langue maternelle, le bengali. Mais Ravi en est sûr, il y a quelque chose que personne ne veut lui dire et qu’il se traîne comme un boulet dont il ne sait pas quoi faire….

Ravi est très entouré et dans sa douloureuse quête de ses origines, il sera accompagné par l’amitié de ses camarades de classe, la bienveillance du directeur de l’école, Monsieur Tourette les enseignements plein de sagesse du vieux Daïsuke-Natsuki-Akimasa, le vieux gardien de l’école et l’amour inconditionnel de ses parents.

À lire dès 9 ans, un roman jeunesse touchant avec des personnages empreints d’amour et de bienveillance malgré leurs blessures…

Devenir lionne de Wendy Delorme

La femme n’est définitivement pas un être à domestiquer et à dresser, n’en déplaise aux tenaces héritiers du patriarcat longuement et systématiquement reconduits dans leur comportement de mâles prédateurs. Ils continuent d’essayer de soumettre les lionnes rugissantes et puissantes qui sommeillent derrière leurs barreaux subis, jusqu’à l’acceptation, parce que la définition de l’amour qu’on leur a refilé dans leur condition de femelle est erroné. Si elles ne ne le savent pas d’emblée parce que trop modelées elles-mêmes par quelques siècles de martelage leur inculquant la soumission, elles le ressentent au fond de leur ventre que ça sent le fauve…

Le regard que l’homme pose sur l’animal ne diffère pas de celui qu’il accorde à la femme. Incapable de penser et de concevoir un mode de fonctionnement différent du sien, il domine.

Quand il est question de survie, lionnes et femmes, sont celles qui feront ce qu’il faut pour elles-mêmes et pour les leurs.

Lionne en cage qui se ronge les pattes détruite par la captivité et femme dévorée dans sa chair et son esprit par un amant dévastateur, elles sont sœurs dans leur combat contre l’asservissement.

De ce qui a été vécu il y a 20 ans dans une vie de jeune femme, il restera des blessures, des cicatrices, des peurs profondes qui semblent impossibles à surmonter et un jour, il y aura un autre visage de l’amour. Dans ces pages, M ou le nom de l’amour libéré et libérateur de l’angoisse de l’appartenance toxique, l’amour vrai qui enlace sans contraindre.

Un immense coup de cœur pour ce texte d’une rare puissance.

Boris, 1985 de Douna Loup

Boris Weisfeiller, disparu au Chili en 1985. Un nom parmi tant d’autres sur la liste des disparus pendant les années de dictature de Pinochet. Nous ne le connaissons pas, il n’apparaît pas sur nos portraits de famille et nous ne partageons pas de liens avec lui et pourtant, dès les premières pages du récit de Douna Loup, il devient notre propre chair.

Boris est né en URSS dans une famille juive au tout début des années 1940. Son père, médecin juif hongrois qui avait fui Budapest après avoir participé au soulèvement de 1922 contre le gouvernement, les abandonne, lui, sa sœur Olga et leur mère, après avoir été expédié en Sibérie en 1950. Boris devient un élève brillant et malgré les difficultés que rencontrent la famille pour subvenir à ses besoins, il intègre l’université et en sort diplômé en 1963. Empêché de poursuivre une carrière scientifique dans son pays, il fait une demande d’exil en Israël dont il ne foulera finalement jamais le sol pour atterrir, en 1975, aux États-Unis. Une vie libre, enfin, pour ce trentenaire passionné par les chiffres autant que par les grands espaces.

Rien d’étonnant pour sa famille, restée en URSS, ni pour ses amis, à le voir prendre un avion en décembre 1984 en direction du Chili. Le 15 janvier 1985, son sac à dos et ses effets personnels sont retrouvés au bord de la rivière Nuble. Personne ne le reverra.

Entre 2019 et 2020, Douna Loup prend la route des États-Unis et du Chili à la suite de ses ainées. Elle multiplie les rencontres, traque les détails qui auraient pu leur échapper pour espérer, à son tour, clore ce chapitre de leur histoire resté sans point final depuis 1985. D’une tragédie personnelle et intime, Douna Loup dont Boris est le grand-oncle, livre un récit vaste et puissant sur le Chili des années 1980. L’enquête irrésolue héritée de sa propre histoire familiale devient celle menée par chaque famille chilienne amputée d’un membre par Pinochet et sa meurtrière DINA.