Archives de catégorie : Littérature

Le plus court chemin, Antoine Wauters

Quand on cherche quelque chose, c’est que, quelque part, on en a le souvenir, c’est que ce quelque chose a existé et peut exister encore.

Le texte le plus personnel qu’Antoine Wauters est publié à ce jour. Une balade sans souci de chronologie dans ses souvenirs d’enfance, parmi celles et ceux de sa famille au cœur des paysage et du petit village belge qui l’a vu grandir dans les années 1980.

On ne l’attendait pas sur ce terrain et la lecture est d’abord étonnante en regard de ses précédentes publications. On plonge dans un passé familial où Antoine Wauters, enfant, semble aussi heureux que mal à l’aise jusqu’à ce que lui apparaisse l’antidote à la nostalgie et à l’oubli qu’est l’écriture. Dans cette peinture d’une époque qui peu à peu s’étiole, l’auteur se raconte, dévoile sa pluralité, et fait le chemin jusqu’aux origines des mots et de son besoin d’écrire pour retrouver “ce que la faculté de nommer nous a pris.

Autobiographie, manifeste d’écriture et hommage aimant à sa famille, aux paysages et lieux de son enfance, ce dernier livre de l’un de nos auteurs préférés est une belle démonstration de la qualité de sa plume et du pouvoir immense de l’écrit.

“Le plus court chemin”, éditions Verdier, 19.50 euros

En librairie le 24 août 2023

La Sentence de Louise Erdrich

“On ne se remet pas de ce qu’on a fait aux autres aussi facilement que de ce que les autres nous ont fait.”

Comment expliquer devant la justice que ce qui ressemble à du recel de cadavre aggravé par une accusation de trafic de drogue n’est en réalité qu’une presque gratuite preuve d’amour doublée d’un coup monté ?

Tookie en fait l’amère expérience et ses origines ojibwées ne jouent pas en sa faveur face à la partialité du juge. La sentence tombe, soixante ans de réclusion, et c’est derrière les barreaux que sa rencontre avec les mots esquisse les contours de la suite de son parcours.

Sortie de prison, après dix ans d’incarcération grâce au travail acharné de son avocat, mariée à Pollux qui, par amour, lui a passé les menottes le jour de son arrestation, Tookie devient “soupe d’alphabets” au sein de la librairie fondée par une certaine Louise Erdrich à Minneapolis dans le Minnesota.

Elle apprend la saveur d’un bonheur ordinaire sans vraiment croire y avoir droit, se frotte aux questionnements sur la maternité avec la jeune Hetta qui la ramène à toute l’âpreté de sa relation à sa propre mère, essaie de trouver ce délicat juste milieu entre vivre en préservant les traditions et s’accommoder de l’implacable réalité de ce que sont devenues les cultures amérindiennes après des décennies passées sous le rouleau compresseur d’une domination aussi blanche qu’ethnocentrée et bien décidée à les faire disparaitre.

Devenue une libraire passionnée et passionnante, elle devra faire face aux demandes et exigences les plus déroutantes de ses lectrices et lecteurs dont la très agaçante Flora qui même décédée ne semble pas vouloir quitter la librairie.

Vivants ou morts, chacune et chacun des personnages est hanté ou peut-être se hante, se bat contre ses propres fantômes et ne peut leur échapper qu’en concédant à une profonde introspection… Toutes celles et tous ceux qui habitent ce roman ne pourront s’y dérober pour espérer se réconcilier avec ce qui les a longuement modelés et, enfin aspirer à continuer en paix.

Sur fond de la crise Covid qui a ébranlé le monde et des émeutes dénonçant la brutalité inacceptable du meurtre de Georges Floyd, Louise Erdrich plonge dans l’histoire des peuples amérindiens, frères et sœurs de douleur de toutes les minorités qui aujourd’hui comme hier sont la proie des violences du pouvoir et de sa police.

Comment se pouvait-il que les manifestations contre les violences policières fassent si clairement la démonstration du degré de violence de la police ?

Roman historique et forcément politique, histoire(s) d’amour, d’amitié, de pardon et de solidarité, tragi-comédie qui vous fera passer du sourire, en découvrant que l’on peut se crêper le chignon autour d’un feu pour savoir quel est le meilleur riz sauvage, à l’indignation pure en vous confrontant à la longue énumération des passages à tabac et meurtres racistes qui marquent l’histoire nord-américaine, “La Sentence” est un grand, très grand roman de l’immense Louise Erdrich.

Tout questionnement induit par ce texte rappelant les débats qui secouent aujourd’hui l’opinion publique dans notre pays n’est pas a considéré comme fortuit 🙂

Coup de cœur à retrouver à la librairie le 6 septembre 2023.

“La Sentence”, coll. Terres d’Amérique, éditions Albin Michel, 23.90 euros

L’enfant Don, de Jean Darot

Dans une vallée isolée des Pyréenées, Seuvia grandit, enfant, adolescente passionnée, jeune femme, mère, mais aussi ainée de la famille et héritière de sa “maison-souche”. Elle succède à son père et prend sa place dans cette communauté montagnarde isolée avec ses règles égalitaires. Elle apporte son amour et sa bienveillance jusqu’à faire le plus beau des dons à une famille amie.

Nous les femmes nous grandissons par étapes. Nous nous déplions, nous nous déroulons comme le font les fougères… Nous nous élevons, saison de vie après saison de vie, depuis l’enfance jusqu’à devenir plusieurs femmes successives.”

Après l’homme semence écrit sous le pseudonyme de Violette Ailhaud, Jean Darot nous offre une nouvelle histoire de femme, pleine de force, d’amour et de bienveillance.

Kramp de Maria José Ferrada

Chili, années 1960.

M, une petite fille, accompagne son père, représentant en quincaillerie pour la marque “Kramp” sur les routes.

De cafétérias en hôtels, de villes en villages, elle dessine, avec son regard candide autant que scrutateur, le portrait d’un Chili à hauteur de ses yeux d’enfants.

Les représentants de commerce et leurs histoires incroyables, son père, D, avec ses chaussures cirées au volant de sa 4L, E, l’ami photographe qui poursuit les fantômes remplacent de plus en plus souvent les apprentissages sur les bancs de l’école.

Une autre vision du monde et un père non pas “inconscient” mais “pionnier de la pédagogie systémique”… Un monde aussi rutilant, pour la petite M, qu’une scie toute neuve qui cache pourtant des fêlures et une réalité politique, sociale et économique bien plus sombre sur laquelle la rencontre avec un “insecte de la destinée” et l’entrée dans l’adolescence l’obligeront à lever le voile.

Un texte bercé de mélancolie, doux et féroce, qui raisonne longtemps une fois la dernière page tournée.

J’aimerai tant que tu sois là, de Jodi Picoult

Alors que l’épidémie de COVID menace et que Finn est réquisitionné à l’hôpital, Diana maintient ses vacances aux Galapagos. Mais sitôt arrivée, l’île ferme ses frontières et se confine. La voilà seule, sans hôtel, ni valise, ni réseau, dans un pays dont elle ne parle pas la langue… Elle qui a toujours planifié son existence se retrouve pour la première fois dépossédé de tout, sans objectifs à remplir. C’est l’occasion de se poser, de faire le point et, peut-être, de remettre en question ce qu’elle croyait acquis à son bonheur.

Une belle histoire de femme qui s’interroge sur ce qui fait son bonheur et le sens donner à sa vie, à un moment où le destin l’oblige à faire une pause dans un quotidien bien réglé et lui donne l’occasion pourquoi pas d’un nouveau départ… Un roman qui peut de prime abord paraitre assez convenu mais, à son habitude, Jodi Picoult nous surprend par un retournement de situation qui pimente la lecture !

Une nuit particulière, Grégoire Delacourt

Cette nuit, après trente ans d’amour fou, le mari d’Aurore la quitte. Au désespoir, elle aborde un inconnu, “Emmenez-moi”. Lui aussi a besoin d’une distraction, d’oubli. Sans se connaître, ils partagent le temps d’une nuit un présent absolu. “Deux êtres qui passent, deux nuits qui se croisent et se télescopent, et pourquoi ne pas tenir ainsi jusqu’à l’aube, et pourquoi ne pas disparaître en silence dans le bruit des autres, et pourquoi ne pas se dire ce qu’on n’ose jamais, s’aimer comme on n’ose pas, c’est à dire sans raison“.

Un roman d’amour sans vraiment l’être, qui nous emporte dans l’errance de deux êtres brisés qui vont s’abandonner, se fuir et fuir la violence de leurs vies, le temps d’une parenthèse, d’une nuit suspendue.

L’île du lac, d’Arnaud Rykner

Une île anonyme au milieu d’un lac. Un homme y vit, seul, hors du monde, hors du temps, dans un monde qui semble suspendu, en symbiose et en paix.

Et le lac.
Et au milieu du lac, l’île.
Dans l’île, lui.
Quoi de plus demander ? Quoi vouloir de plus ?
Quelle chance.
Il se dit encore : tout est là.
D’autres voudraient du bruit et du mouvement.
D’autres voudraient de la vitesse, de la richesse.
Lui ne veut rien. Il veut ça
.”

Un poème narratif sur le temps et un hommage à la culture japonaise qui sonne avec la beauté des haïkus.

Devenir lionne de Wendy Delorme

La femme n’est définitivement pas un être à domestiquer et à dresser, n’en déplaise aux tenaces héritiers du patriarcat longuement et systématiquement reconduits dans leur comportement de mâles prédateurs. Ils continuent d’essayer de soumettre les lionnes rugissantes et puissantes qui sommeillent derrière leurs barreaux subis, jusqu’à l’acceptation, parce que la définition de l’amour qu’on leur a refilé dans leur condition de femelle est erroné. Si elles ne ne le savent pas d’emblée parce que trop modelées elles-mêmes par quelques siècles de martelage leur inculquant la soumission, elles le ressentent au fond de leur ventre que ça sent le fauve…

Le regard que l’homme pose sur l’animal ne diffère pas de celui qu’il accorde à la femme. Incapable de penser et de concevoir un mode de fonctionnement différent du sien, il domine.

Quand il est question de survie, lionnes et femmes, sont celles qui feront ce qu’il faut pour elles-mêmes et pour les leurs.

Lionne en cage qui se ronge les pattes détruite par la captivité et femme dévorée dans sa chair et son esprit par un amant dévastateur, elles sont sœurs dans leur combat contre l’asservissement.

De ce qui a été vécu il y a 20 ans dans une vie de jeune femme, il restera des blessures, des cicatrices, des peurs profondes qui semblent impossibles à surmonter et un jour, il y aura un autre visage de l’amour. Dans ces pages, M ou le nom de l’amour libéré et libérateur de l’angoisse de l’appartenance toxique, l’amour vrai qui enlace sans contraindre.

Un immense coup de cœur pour ce texte d’une rare puissance.

Boris, 1985 de Douna Loup

Boris Weisfeiller, disparu au Chili en 1985. Un nom parmi tant d’autres sur la liste des disparus pendant les années de dictature de Pinochet. Nous ne le connaissons pas, il n’apparaît pas sur nos portraits de famille et nous ne partageons pas de liens avec lui et pourtant, dès les premières pages du récit de Douna Loup, il devient notre propre chair.

Boris est né en URSS dans une famille juive au tout début des années 1940. Son père, médecin juif hongrois qui avait fui Budapest après avoir participé au soulèvement de 1922 contre le gouvernement, les abandonne, lui, sa sœur Olga et leur mère, après avoir été expédié en Sibérie en 1950. Boris devient un élève brillant et malgré les difficultés que rencontrent la famille pour subvenir à ses besoins, il intègre l’université et en sort diplômé en 1963. Empêché de poursuivre une carrière scientifique dans son pays, il fait une demande d’exil en Israël dont il ne foulera finalement jamais le sol pour atterrir, en 1975, aux États-Unis. Une vie libre, enfin, pour ce trentenaire passionné par les chiffres autant que par les grands espaces.

Rien d’étonnant pour sa famille, restée en URSS, ni pour ses amis, à le voir prendre un avion en décembre 1984 en direction du Chili. Le 15 janvier 1985, son sac à dos et ses effets personnels sont retrouvés au bord de la rivière Nuble. Personne ne le reverra.

Entre 2019 et 2020, Douna Loup prend la route des États-Unis et du Chili à la suite de ses ainées. Elle multiplie les rencontres, traque les détails qui auraient pu leur échapper pour espérer, à son tour, clore ce chapitre de leur histoire resté sans point final depuis 1985. D’une tragédie personnelle et intime, Douna Loup dont Boris est le grand-oncle, livre un récit vaste et puissant sur le Chili des années 1980. L’enquête irrésolue héritée de sa propre histoire familiale devient celle menée par chaque famille chilienne amputée d’un membre par Pinochet et sa meurtrière DINA.

Harlem Shuffle de Colson Whitehead

L’ascenseur social n’embarque pas grand monde dans le Harlem des années 1960 et Carney, vendeur de meubles et d’électroménager sur la 125ème avenue, est décidé à ne pas râter le coche. Avec une femme issue de la “haute” dont les parents jubilent à l’idée de le rabaisser à la moindre occasion et deux gosses à nourrir, c’est bien certain que sa vie aurait une autre gueule côté Riverside dans un appartement plus grand et confortable. Sauf que le commerce ça ne paie pas aussi bien qu’il le voudrait et ce ne sont pas les quelques petites entorses à la légalité qui font bouillir la marmite. Qu’on se le dise, Carney est un (brin) filou mais pas un voyou et c’est bien contre son gré et par fidélité familiale un peu bonne poire qu’il va se retrouver embarquer dans un gros coup. Et si ça sent rapidement le roussi parce que dans le quartier, ni les truands armés, ni ceux en col blanc, ni les flics ne plaisantent quand on essaie de la leur faire à l’envers, il se pourrait bien que Carney parvienne tout de même à tirer son épingle du jeu.

Lutte des classes à l’aigre plus que doux, proxénétisme et banditisme qui empruntent au cocasse sans échapper à la violence, l’humour mordant ne parvient pas à évincer l’âpreté de l’époque.

Executeur testamentaire en revisite du roman noir américain, Colson Whitehead excelle dans cette peinture de la réalité politique et sociale de Harlem au début des années 1960.