Archives de catégorie : Récit

Le Monde est à toi de Martine Delvaux

« On m’a souvent demandé ce que ça fait une mère féministe.

Comment je fais. Avec toi.

Mais je ne fais rien avec toi. Je ne cherche pas à faire de toi quelque chose en particulier. Je ne t’élève pas en tant que féministe. Il n’y a pas de discours, de mots d’ordre, de principes à respecter à tout prix. Il y a des mots que je te lance, et ceux que tu m’envoies en réponse aux miens. C’est dans cet aller-retour où on s’amuse à résister que quelque chose advient, et cette chose n’est rien d’autre que de l’amour.

Je t’aime et je vis avec toi, et ce qui m’importe le plus, c’est que tu existes. Que tu comprennes que tu en as le droit. Que tu saches, au plus profond de toi, que le monde est à toi. Qu’il doit être à toi comme il doit être aux autres. Que tu dois pouvoir y avancer librement. Ce qui veut dire y croire. Ce qui veut dire en faire partie, tout simplement, sans même penser que ça puisse ne pas être le cas. (…) »

Martine Delvaux est l’une des grandes voies du féminisme au Canada. Née en 1968, elle enseigne la littérature à l’université du Québec à Montréal et est autrice de nombreux romans et récits.

Dans cette longue lettre à destination de sa fille adolescente, Élie, Martine Delvaux débroussaille les chemins, semés d’embûches comme de petits privilèges, qui parcourent un monde complexe sans exiger que les pas d’Élie n’emboitent les siens. Les références multiples, de Ariana Grande à Bell Hooks, tissent la toile de fond de ce que cette mère a envie de transmettre à sa fille pour lui donner toute la force nécessaire à avancer dans  » (ce) monde qui ne mérite pas les enfants.« 

Liste de conseils, de recommandations et d’explications pleine de bienveillance et de compréhension envers cet âge de passage et de transition qu’est l’adolescence, ce livre est avant tout une grande déclaration d’amour d’une mère à sa fille.

Nous n’avons pas tous des filles, mais des mères oui ! Lisez ce texte à la voix universelle…

Éditions Les Avrils, 2022 – 17 euros.

Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie, Elise Goldberg

« Le shmalts, c’est la graisse d’oie servant à cuisiner, c’est aussi l’excès de sentimentalité. »

Quand les souvenirs affluent par la porte d’un frigo entrouverte ou miam, mes aïeux !

À la mort de son grand-père, la narratrice hérite de cet incontournable équipement de cuisine qu’est son frigidaire. C’est au milieu des victuailles et des plats traditionnels de la cuisine ashkénaze que le roman de sa famille se déroule tels les pages d’un menu.

Si les souvenirs ont un goût, si les souvenirs ont une langue, ils ne sont pas dans la tradition yiddish et sa cuisine spontanément appréciables. Aliments peu sensuels, textures inquiétantes, saveurs fades et vocables boiteux, il faut apprendre à connaître leur histoire depuis les frontières de la Pologne juive pour en apprécier le charme complexe ; il ne saute ni aux papilles, ni aux oreilles. C’est sur cette route que nous entraîne ce livre, sur ce que la culture culinaire et les petites habitudes quotidiennes disent des gens, bien mieux bien plus intimement que de long discours. De toutes ces anecdotes et détails qui, aux yeux d’une petite fille et d’une jeune femme, peuvent agacer, manquent de clinquant, l’autrice fait ressurgir le passé de ce peuple juif polonais obligé de vivre caché, de passer inaperçu, de ne pas attirer l’attention ni susciter l’envie à l’image de ces recettes traditionnelles pas très appétissantes de prime abord. Mais, il existe un au-delà des apparences que l’on rencontre au fil des pages et qui nous entraîne à sa suite vers des histoires de vie prises dans les tourments de l’histoire…

Un premier roman touchant, plein d’humour et de dérision aimante qui à partir de souvenirs très personnels dessinent finement le portrait de toute l’histoire et la culture yiddish.

« Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie », éditions Verdier, 18 euros.

En librairie le 24 août 2023.

Le plus court chemin, Antoine Wauters

« Quand on cherche quelque chose, c’est que, quelque part, on en a le souvenir, c’est que ce quelque chose a existé et peut exister encore.« 

Le texte le plus personnel qu’Antoine Wauters est publié à ce jour. Une balade sans souci de chronologie dans ses souvenirs d’enfance, parmi celles et ceux de sa famille au cœur des paysage et du petit village belge qui l’a vu grandir dans les années 1980.

On ne l’attendait pas sur ce terrain et la lecture est d’abord étonnante en regard de ses précédentes publications. On plonge dans un passé familial où Antoine Wauters, enfant, semble aussi heureux que mal à l’aise jusqu’à ce que lui apparaisse l’antidote à la nostalgie et à l’oubli qu’est l’écriture. Dans cette peinture d’une époque qui peu à peu s’étiole, l’auteur se raconte, dévoile sa pluralité, et fait le chemin jusqu’aux origines des mots et de son besoin d’écrire pour retrouver « ce que la faculté de nommer nous a pris.« 

Autobiographie, manifeste d’écriture et hommage aimant à sa famille, aux paysages et lieux de son enfance, ce dernier livre de l’un de nos auteurs préférés est une belle démonstration de la qualité de sa plume et du pouvoir immense de l’écrit.

« Le plus court chemin », éditions Verdier, 19.50 euros

En librairie le 24 août 2023

Trois bandes dessinées à découvrir

3 belles bandes dessinées dans les bacs, 3 biographies aux graphismes subtils et détonants mêlant récits intimes et histoire du début du XX° siècle :

-« Madones et putains » réalisé par Nine Antico ed. Dupuis coll. Air Libre

Un magnifique n&b où l’on suit les portraits d’Agata, Lusia et Rosalie, femmes Italiennes prisonnières ou rebelles de leurs conditions sociales

-« Gisèle Halimi une jeunesse Tunisienne » scénario de Danièle Masse dessins de Sylvain Dorange ed. Delcourt coll. encrages.

Avant de devenir une grande avocate plaidant et défendant les causes féministes, Gisèle Halimi grandit dans une famille juive à Tunis durant le protectorat français. On suit son enfance, le lien avec ses parents, comme naît son sens de la justice et ses convictions politiques.

-« Les choses sérieuses Jean Costeau & Jean Marais » scénario d’Isabelle Bauthian dessins de Maurane Mauzars, ed.Steinkis coll.Dyade.

Couple d’amoureux mythique dans l’histoire des arts et du théâtre, l’arrivée de la guerre, la montée de l’antisémitisme à Paris et leur volonté farouche de continuer à créer.

Venez découvrir ses trois beaux ouvrages à la librairie.

Devenir lionne de Wendy Delorme

La femme n’est définitivement pas un être à domestiquer et à dresser, n’en déplaise aux tenaces héritiers du patriarcat longuement et systématiquement reconduits dans leur comportement de mâles prédateurs. Ils continuent d’essayer de soumettre les lionnes rugissantes et puissantes qui sommeillent derrière leurs barreaux subis, jusqu’à l’acceptation, parce que la définition de l’amour qu’on leur a refilé dans leur condition de femelle est erroné. Si elles ne ne le savent pas d’emblée parce que trop modelées elles-mêmes par quelques siècles de martelage leur inculquant la soumission, elles le ressentent au fond de leur ventre que ça sent le fauve…

Le regard que l’homme pose sur l’animal ne diffère pas de celui qu’il accorde à la femme. Incapable de penser et de concevoir un mode de fonctionnement différent du sien, il domine.

Quand il est question de survie, lionnes et femmes, sont celles qui feront ce qu’il faut pour elles-mêmes et pour les leurs.

Lionne en cage qui se ronge les pattes détruite par la captivité et femme dévorée dans sa chair et son esprit par un amant dévastateur, elles sont sœurs dans leur combat contre l’asservissement.

De ce qui a été vécu il y a 20 ans dans une vie de jeune femme, il restera des blessures, des cicatrices, des peurs profondes qui semblent impossibles à surmonter et un jour, il y aura un autre visage de l’amour. Dans ces pages, M ou le nom de l’amour libéré et libérateur de l’angoisse de l’appartenance toxique, l’amour vrai qui enlace sans contraindre.

Un immense coup de cœur pour ce texte d’une rare puissance.

Boris, 1985 de Douna Loup

Boris Weisfeiller, disparu au Chili en 1985. Un nom parmi tant d’autres sur la liste des disparus pendant les années de dictature de Pinochet. Nous ne le connaissons pas, il n’apparaît pas sur nos portraits de famille et nous ne partageons pas de liens avec lui et pourtant, dès les premières pages du récit de Douna Loup, il devient notre propre chair.

Boris est né en URSS dans une famille juive au tout début des années 1940. Son père, médecin juif hongrois qui avait fui Budapest après avoir participé au soulèvement de 1922 contre le gouvernement, les abandonne, lui, sa sœur Olga et leur mère, après avoir été expédié en Sibérie en 1950. Boris devient un élève brillant et malgré les difficultés que rencontrent la famille pour subvenir à ses besoins, il intègre l’université et en sort diplômé en 1963. Empêché de poursuivre une carrière scientifique dans son pays, il fait une demande d’exil en Israël dont il ne foulera finalement jamais le sol pour atterrir, en 1975, aux États-Unis. Une vie libre, enfin, pour ce trentenaire passionné par les chiffres autant que par les grands espaces.

Rien d’étonnant pour sa famille, restée en URSS, ni pour ses amis, à le voir prendre un avion en décembre 1984 en direction du Chili. Le 15 janvier 1985, son sac à dos et ses effets personnels sont retrouvés au bord de la rivière Nuble. Personne ne le reverra.

Entre 2019 et 2020, Douna Loup prend la route des États-Unis et du Chili à la suite de ses ainées. Elle multiplie les rencontres, traque les détails qui auraient pu leur échapper pour espérer, à son tour, clore ce chapitre de leur histoire resté sans point final depuis 1985. D’une tragédie personnelle et intime, Douna Loup dont Boris est le grand-oncle, livre un récit vaste et puissant sur le Chili des années 1980. L’enquête irrésolue héritée de sa propre histoire familiale devient celle menée par chaque famille chilienne amputée d’un membre par Pinochet et sa meurtrière DINA.

Prends ma main, de Dolen Perkins-Valdez

Alabama, années 70.
La jeune Civil entre comme infirmière dans un planning familial, désireuse de venir en aide aux femmes les plus démunies. Mais bien vite elle s’interroge sur les méthodes et les produits auxquels sont soumises les patientes. Elle se prend d’affection pour deux fillettes et va se battre pour leur rendre justice et faire changer les choses.

Une passionnante histoire, qui s’inspire de faits réels, et met au jour différents scandales sur des abus en matière de santé publique, dans un système basé sur la confiance qui profite de la pauvreté et de l’analphabétisme de leurs patients pour mener des études ou des pratiques immorales sous couvert de soins…

La carte postale, Anne Berest

Dix ans après que sa famille ait reçu une mystérieuse carte postale, ne comportant que les noms de ses ancêtres déportés lors de la seconde guerre mondiale, la narratrice se lance dans une enquête pour découvrir à la fois l’auteur de cette carte mais aussi les parcours de ses ancêtres.

Un récit qui nous offre une plongée dans l’histoire familiale de l’autrice, qui s’entremêle à la grande histoire, de leur fuite de la Russie dans les années 30, rattrapé par les horreurs de la seconde guerre mondiale, jusqu’au silence et la parole qui se libèrent enfin aujourd’hui.

En salle de Claire Baglin

Dans un menu enfant, on trouve un burger bien emballé, des frites, une boisson, des sauces, un jouet, le rêve. Et puis, quelques années plus tard, on prépare les commandes au drive, on passe le chiffon sur les tables, on obéit aux manageurs : on travaille au fastfood.

De l’excitation enfantine devant les menus ultra colorés d’un fast-food à la terrible réalité de l’exploitation subie par ces enfants de familles modestes, devenus « grands » et employés dans ces antres de la malbouffe pour payer leurs études.

Claire Baglin livre un récit en deux temps. D’une part, une enfance à attendre un père ouvrier soumis à des horaires éreintants pour gagner de quoi subvenir aux besoins de sa famille et leur offrir, de petites économies en chèques vacances « grassement » distribués par l’entreprise qui l’emploie, des vacances au camping dont l’apogée est ce très attendu repas au fast-food. De l’autre, devenue jeune adulte, sa propre expérience du monde du travail dans ces chaines de restauration aux pratiques aussi indigestes que leurs burgers à la composition douteuse.

La soumission des corps et des esprits, la dépersonnalisation qui fait des travailleuses et des travailleurs des pions anonymes en quête de reconnaissance, la pression incessante pour toujours davantage de productivité sans se soucier de la sécurité de celles et ceux qui triment, là sont les points communs qui relient père et fille à 10 ans d’intervalle tous deux écrasés par une logique économique inhumaine.

Leurs mains, souillées par la graisse des machines, agressées jusqu’à y laisser la peau par les détergents, brûlées et aux doigts coupés ne sont jamais victimes mais toujours fautives. Ne jamais lâcher, devoir accepter de s’écraser et de jouer des coudes pour grappiller un poste à peine moins ingrat, elle n’est pas réjouissante la projection du « nous vivrons mieux que nos parents » à la sauce 2022.

Révoltant de réalisme, « En salle » est le premier livre de Claire Baglin, publié aux éditions de Minuit.

Vivre vite de Brigitte Giraud

Je reviens sur la litanie des « si » qui m’a obsédée pendant toutes ses années. Et qui a fait de mon existence une réalité au conditionnel.

Claude, le compagnon de Brigitte Giraud décède dans un accident de moto. Plus de 20 ans après, elle retrace l’enchainement des évènements, détails et superpositions de circonstances qui auraient abouti à cet instant fatidique.

Lorsqu’on n’est ni croyant.e ni fataliste et profondément amoureux.se comment accepter cette intrusion violente du « être au mauvais endroit au mauvais moment » dans une vie ? Brigitte Giraud exprime cette quête de sens face à l’inacceptable perte d’un être cher, parfois au-delà du rationnel, qui a modelé sa vie de femme et de mère depuis la mort de Claude.

Refaire le match encore et encore, fouiller les faits à la recherche du moindre élément d’explication, réfléchir à ce qui aurait pu/dû être différent pour empêcher que « ça » arrive, Brigitte Giraud passe tout au crible. De la naissance de Tadao Baba, ingénieur japonnais concepteur de la Honda 900 CBR Fireblade à l’arrivée en 2CV de Denis R. sur les lieux de l’accident, elle remonte le fil de tout ce qui, mit bout à bout, converge vers ce point précis du centre ville de Lyon ce 22 juin 1999 à 16h25.

Récit qui se heurte à l’absence et au manque, le livre de Brigitte Giraud est surtout l’histoire de leur amour et le portrait de cet homme aimé, de leurs passions communes et de leurs envies qui dans un mouvement d’emballement leur a fait oublier que vivre était dangereux.