Archives de catégorie : Récit

Trois bandes dessinées à découvrir

3 belles bandes dessinées dans les bacs, 3 biographies aux graphismes subtils et détonants mêlant récits intimes et histoire du début du XX° siècle :

-“Madones et putains” réalisé par Nine Antico ed. Dupuis coll. Air Libre

Un magnifique n&b où l’on suit les portraits d’Agata, Lusia et Rosalie, femmes Italiennes prisonnières ou rebelles de leurs conditions sociales

-“Gisèle Halimi une jeunesse Tunisienne” scénario de Danièle Masse dessins de Sylvain Dorange ed. Delcourt coll. encrages.

Avant de devenir une grande avocate plaidant et défendant les causes féministes, Gisèle Halimi grandit dans une famille juive à Tunis durant le protectorat français. On suit son enfance, le lien avec ses parents, comme naît son sens de la justice et ses convictions politiques.

-“Les choses sérieuses Jean Costeau & Jean Marais” scénario d’Isabelle Bauthian dessins de Maurane Mauzars, ed.Steinkis coll.Dyade.

Couple d’amoureux mythique dans l’histoire des arts et du théâtre, l’arrivée de la guerre, la montée de l’antisémitisme à Paris et leur volonté farouche de continuer à créer.

Venez découvrir ses trois beaux ouvrages à la librairie.

Devenir lionne de Wendy Delorme

La femme n’est définitivement pas un être à domestiquer et à dresser, n’en déplaise aux tenaces héritiers du patriarcat longuement et systématiquement reconduits dans leur comportement de mâles prédateurs. Ils continuent d’essayer de soumettre les lionnes rugissantes et puissantes qui sommeillent derrière leurs barreaux subis, jusqu’à l’acceptation, parce que la définition de l’amour qu’on leur a refilé dans leur condition de femelle est erroné. Si elles ne ne le savent pas d’emblée parce que trop modelées elles-mêmes par quelques siècles de martelage leur inculquant la soumission, elles le ressentent au fond de leur ventre que ça sent le fauve…

Le regard que l’homme pose sur l’animal ne diffère pas de celui qu’il accorde à la femme. Incapable de penser et de concevoir un mode de fonctionnement différent du sien, il domine.

Quand il est question de survie, lionnes et femmes, sont celles qui feront ce qu’il faut pour elles-mêmes et pour les leurs.

Lionne en cage qui se ronge les pattes détruite par la captivité et femme dévorée dans sa chair et son esprit par un amant dévastateur, elles sont sœurs dans leur combat contre l’asservissement.

De ce qui a été vécu il y a 20 ans dans une vie de jeune femme, il restera des blessures, des cicatrices, des peurs profondes qui semblent impossibles à surmonter et un jour, il y aura un autre visage de l’amour. Dans ces pages, M ou le nom de l’amour libéré et libérateur de l’angoisse de l’appartenance toxique, l’amour vrai qui enlace sans contraindre.

Un immense coup de cœur pour ce texte d’une rare puissance.

Boris, 1985 de Douna Loup

Boris Weisfeiller, disparu au Chili en 1985. Un nom parmi tant d’autres sur la liste des disparus pendant les années de dictature de Pinochet. Nous ne le connaissons pas, il n’apparaît pas sur nos portraits de famille et nous ne partageons pas de liens avec lui et pourtant, dès les premières pages du récit de Douna Loup, il devient notre propre chair.

Boris est né en URSS dans une famille juive au tout début des années 1940. Son père, médecin juif hongrois qui avait fui Budapest après avoir participé au soulèvement de 1922 contre le gouvernement, les abandonne, lui, sa sœur Olga et leur mère, après avoir été expédié en Sibérie en 1950. Boris devient un élève brillant et malgré les difficultés que rencontrent la famille pour subvenir à ses besoins, il intègre l’université et en sort diplômé en 1963. Empêché de poursuivre une carrière scientifique dans son pays, il fait une demande d’exil en Israël dont il ne foulera finalement jamais le sol pour atterrir, en 1975, aux États-Unis. Une vie libre, enfin, pour ce trentenaire passionné par les chiffres autant que par les grands espaces.

Rien d’étonnant pour sa famille, restée en URSS, ni pour ses amis, à le voir prendre un avion en décembre 1984 en direction du Chili. Le 15 janvier 1985, son sac à dos et ses effets personnels sont retrouvés au bord de la rivière Nuble. Personne ne le reverra.

Entre 2019 et 2020, Douna Loup prend la route des États-Unis et du Chili à la suite de ses ainées. Elle multiplie les rencontres, traque les détails qui auraient pu leur échapper pour espérer, à son tour, clore ce chapitre de leur histoire resté sans point final depuis 1985. D’une tragédie personnelle et intime, Douna Loup dont Boris est le grand-oncle, livre un récit vaste et puissant sur le Chili des années 1980. L’enquête irrésolue héritée de sa propre histoire familiale devient celle menée par chaque famille chilienne amputée d’un membre par Pinochet et sa meurtrière DINA.

Prends ma main, de Dolen Perkins-Valdez

Alabama, années 70.
La jeune Civil entre comme infirmière dans un planning familial, désireuse de venir en aide aux femmes les plus démunies. Mais bien vite elle s’interroge sur les méthodes et les produits auxquels sont soumises les patientes. Elle se prend d’affection pour deux fillettes et va se battre pour leur rendre justice et faire changer les choses.

Une passionnante histoire, qui s’inspire de faits réels, et met au jour différents scandales sur des abus en matière de santé publique, dans un système basé sur la confiance qui profite de la pauvreté et de l’analphabétisme de leurs patients pour mener des études ou des pratiques immorales sous couvert de soins…

La carte postale, Anne Berest

Dix ans après que sa famille ait reçu une mystérieuse carte postale, ne comportant que les noms de ses ancêtres déportés lors de la seconde guerre mondiale, la narratrice se lance dans une enquête pour découvrir à la fois l’auteur de cette carte mais aussi les parcours de ses ancêtres.

Un récit qui nous offre une plongée dans l’histoire familiale de l’autrice, qui s’entremêle à la grande histoire, de leur fuite de la Russie dans les années 30, rattrapé par les horreurs de la seconde guerre mondiale, jusqu’au silence et la parole qui se libèrent enfin aujourd’hui.

En salle de Claire Baglin

Dans un menu enfant, on trouve un burger bien emballé, des frites, une boisson, des sauces, un jouet, le rêve. Et puis, quelques années plus tard, on prépare les commandes au drive, on passe le chiffon sur les tables, on obéit aux manageurs : on travaille au fastfood.

De l’excitation enfantine devant les menus ultra colorés d’un fast-food à la terrible réalité de l’exploitation subie par ces enfants de familles modestes, devenus “grands” et employés dans ces antres de la malbouffe pour payer leurs études.

Claire Baglin livre un récit en deux temps. D’une part, une enfance à attendre un père ouvrier soumis à des horaires éreintants pour gagner de quoi subvenir aux besoins de sa famille et leur offrir, de petites économies en chèques vacances “grassement” distribués par l’entreprise qui l’emploie, des vacances au camping dont l’apogée est ce très attendu repas au fast-food. De l’autre, devenue jeune adulte, sa propre expérience du monde du travail dans ces chaines de restauration aux pratiques aussi indigestes que leurs burgers à la composition douteuse.

La soumission des corps et des esprits, la dépersonnalisation qui fait des travailleuses et des travailleurs des pions anonymes en quête de reconnaissance, la pression incessante pour toujours davantage de productivité sans se soucier de la sécurité de celles et ceux qui triment, là sont les points communs qui relient père et fille à 10 ans d’intervalle tous deux écrasés par une logique économique inhumaine.

Leurs mains, souillées par la graisse des machines, agressées jusqu’à y laisser la peau par les détergents, brûlées et aux doigts coupés ne sont jamais victimes mais toujours fautives. Ne jamais lâcher, devoir accepter de s’écraser et de jouer des coudes pour grappiller un poste à peine moins ingrat, elle n’est pas réjouissante la projection du “nous vivrons mieux que nos parents” à la sauce 2022.

Révoltant de réalisme, “En salle” est le premier livre de Claire Baglin, publié aux éditions de Minuit.

Vivre vite de Brigitte Giraud

Je reviens sur la litanie des “si” qui m’a obsédée pendant toutes ses années. Et qui a fait de mon existence une réalité au conditionnel.

Claude, le compagnon de Brigitte Giraud décède dans un accident de moto. Plus de 20 ans après, elle retrace l’enchainement des évènements, détails et superpositions de circonstances qui auraient abouti à cet instant fatidique.

Lorsqu’on n’est ni croyant.e ni fataliste et profondément amoureux.se comment accepter cette intrusion violente du “être au mauvais endroit au mauvais moment” dans une vie ? Brigitte Giraud exprime cette quête de sens face à l’inacceptable perte d’un être cher, parfois au-delà du rationnel, qui a modelé sa vie de femme et de mère depuis la mort de Claude.

Refaire le match encore et encore, fouiller les faits à la recherche du moindre élément d’explication, réfléchir à ce qui aurait pu/dû être différent pour empêcher que “ça” arrive, Brigitte Giraud passe tout au crible. De la naissance de Tadao Baba, ingénieur japonnais concepteur de la Honda 900 CBR Fireblade à l’arrivée en 2CV de Denis R. sur les lieux de l’accident, elle remonte le fil de tout ce qui, mit bout à bout, converge vers ce point précis du centre ville de Lyon ce 22 juin 1999 à 16h25.

Récit qui se heurte à l’absence et au manque, le livre de Brigitte Giraud est surtout l’histoire de leur amour et le portrait de cet homme aimé, de leurs passions communes et de leurs envies qui dans un mouvement d’emballement leur a fait oublier que vivre était dangereux.

La Bigaille, histoire d’une utopie culturelle collective de Thibaut Lambert

On en revient toujours à la même chose. Mettre de côté l’égo et l’individualisme au profit d’un collectif.

Cela ne veut pas dire qu’il faut fermer sa gueule. Mais laisser une place à tout le monde. (…)

La belle histoire de “La Bigaille”, bar culturel et associatif à Marennes en Charente-Maritime ou comment un groupe de citoyens.nes en mal de culture et de vivre ensemble a pris les choses en main pour redynamiser leur petit coin de verdure. Mode d’emploi à l’usage de celles et ceux qui voudraient se lancer, retour d’expérience et surtout, récit d’une belle aventure commune rendue possible par l’engagement de chacune et chacun pour le bien-être de toutes et tous.

Aux éditions Des ronds dans l’O.

Trois sœurs de Laura Poggioli

“S’il te bat, c’est qu’il t’aime” dit un proverbe russe.

Le récit de Laura Poggioli s’empare d’une tragique histoire qui a ébranlé la société russe à partir de juillet 2018. Trois jeunes femmes Krestina, Angelina et Maria prennent l’unique décision capable de mettre fin au calvaire subi depuis leur plus jeune enfance en supprimant leur bourreau de père. Mikhaïl Khatchatourian, d’origine arménienne, proche des forces de l’ordre et de l’église orthodoxe, a bénéficié pendant des années de toute la clémence délibérément aveugle des autorités pourtant maintes fois sollicitées à propos des mauvais traitements infligés à ses filles.

Un véritable choc pour nous, une situation atrocement banale en Russie : “S’il te bat, c’est qu’il t’aime”, le proverbe est ancré dans toutes les strates de la société et il ne saurait être question de “laver le linge sale” de l’intimité de la famille sur la place publique. Ce qui se passe dans les foyers reste dans les foyers et bien mal à celles et ceux qui voudraient qu’il en soit autrement.

Après leur arrestation, la presse et l’opinion publique russes désigneront Krestina, Angelina et Maria sous ce terme des “trois sœurs”, bouleversant témoignage des liens qui les unissent depuis leur naissance dans la soumission absolue au patriarcat et au conservatisme religieux. Si dans un premier temps la société russe, empreinte de déni sur la question de la violence faite aux femmes, considère que les jeunes filles sont coupables de parricide, l’accumulation de preuves et de témoignages sur les atrocités endurées ont néanmoins permis de susciter chez certains une prise de conscience et un élan de révolte à l’égard de la tolérance criminelle du droit russe envers les violences domestiques. Le jugement n’est à ce jour toujours pas rendu pour les trois victimes mais d’autres affaires ont depuis bénéficié de verdict plus clément pour les victimes que pour leurs tortionnaires. Une petite avancée dans un pays où une loi votée en 2017 avait permis la dépénalisation des violences commises dans le cercle familial…

Le récit de Laura Poggioli ne jette pas l’opprobre sur tout un pays et sa culture. De ses années étudiantes passées à Moscou, elle ne cache pas son admiration pour la langue russe et le plaisir qu’elle a éprouvé dans les rencontres qui pour certaines ont donné naissance à de belles amitiés. En revanche, l’autrice met le doigt sur des aspects de la société que la Russie à la sauce Poutine préfère ne pas voir exposer au-delà de ses frontières et sur la manière dont l’histoire du 20ème siècle en a modelé les contours. En choisissant de donner une voix à toutes ces femmes réduites au silence (16 millions de femmes victimes de violence sous leur propre toit chaque année en Russie… seulement 10% d’entre elles osent déposer plainte), c’est sa propre expérience de la violence dominatrice des hommes qui va rejaillir, le long chemin qu’il lui a fallu parcourir pour panser les plaies profondes de sa psyché et parvenir à se confronter, enfin, à son histoire familiale elle aussi marquée par le désir implacable des hommes d’asservir les femmes.

Un premier livre poignant et juste, nécessairement bouleversant et tristement indispensable.

Pas dans le cul aujourd’hui de Jana Cerna

L’underground pragois face au stalinisme. La lettre d’une femme provocatrice, féministe, indépendante et absolument amoureuse à son amant. À lire, pour ceux qui ne connaissent pas l’autrice, à la lumière de la préface de Anna Rizzello. Un contexte qui compte… Ce qui n’enlève rien à l’intemporalité du propos mais souligne son caractère résolument avant-gardiste.

À celles et ceux que l’adjectif “raisonnable” – appliqué à la création, à l’amour, au désir, au sexe – fera toujours frémir.
À celles et ceux qui démolissent résolument les barrières entre les chemins qu’emprunte leur envie de l’autre.
Et aux autres… Parce qu’un brin d’anti-conformisme ne fait pas de mal, je crois.
Un texte beau et brûlant, comme un orgasme intensément impudique qui abolit toutes frontières entre ventre et tête.