« S’il te bat, c’est qu’il t’aime » dit un proverbe russe.
Le récit de Laura Poggioli s’empare d’une tragique histoire qui a ébranlé la société russe à partir de juillet 2018. Trois jeunes femmes Krestina, Angelina et Maria prennent l’unique décision capable de mettre fin au calvaire subi depuis leur plus jeune enfance en supprimant leur bourreau de père. Mikhaïl Khatchatourian, d’origine arménienne, proche des forces de l’ordre et de l’église orthodoxe, a bénéficié pendant des années de toute la clémence délibérément aveugle des autorités pourtant maintes fois sollicitées à propos des mauvais traitements infligés à ses filles.
Un véritable choc pour nous, une situation atrocement banale en Russie : « S’il te bat, c’est qu’il t’aime », le proverbe est ancré dans toutes les strates de la société et il ne saurait être question de « laver le linge sale » de l’intimité de la famille sur la place publique. Ce qui se passe dans les foyers reste dans les foyers et bien mal à celles et ceux qui voudraient qu’il en soit autrement.
Après leur arrestation, la presse et l’opinion publique russes désigneront Krestina, Angelina et Maria sous ce terme des « trois sœurs », bouleversant témoignage des liens qui les unissent depuis leur naissance dans la soumission absolue au patriarcat et au conservatisme religieux. Si dans un premier temps la société russe, empreinte de déni sur la question de la violence faite aux femmes, considère que les jeunes filles sont coupables de parricide, l’accumulation de preuves et de témoignages sur les atrocités endurées ont néanmoins permis de susciter chez certains une prise de conscience et un élan de révolte à l’égard de la tolérance criminelle du droit russe envers les violences domestiques. Le jugement n’est à ce jour toujours pas rendu pour les trois victimes mais d’autres affaires ont depuis bénéficié de verdict plus clément pour les victimes que pour leurs tortionnaires. Une petite avancée dans un pays où une loi votée en 2017 avait permis la dépénalisation des violences commises dans le cercle familial…
Le récit de Laura Poggioli ne jette pas l’opprobre sur tout un pays et sa culture. De ses années étudiantes passées à Moscou, elle ne cache pas son admiration pour la langue russe et le plaisir qu’elle a éprouvé dans les rencontres qui pour certaines ont donné naissance à de belles amitiés. En revanche, l’autrice met le doigt sur des aspects de la société que la Russie à la sauce Poutine préfère ne pas voir exposer au-delà de ses frontières et sur la manière dont l’histoire du 20ème siècle en a modelé les contours. En choisissant de donner une voix à toutes ces femmes réduites au silence (16 millions de femmes victimes de violence sous leur propre toit chaque année en Russie… seulement 10% d’entre elles osent déposer plainte), c’est sa propre expérience de la violence dominatrice des hommes qui va rejaillir, le long chemin qu’il lui a fallu parcourir pour panser les plaies profondes de sa psyché et parvenir à se confronter, enfin, à son histoire familiale elle aussi marquée par le désir implacable des hommes d’asservir les femmes.
Un premier livre poignant et juste, nécessairement bouleversant et tristement indispensable.