Les orageuses de Marcia Burnier

On dit pas vengeance, (…) c’est pas la même chose, là on se répare, on se rend justice parce que personne d’autre n’est disposé à le faire

C’est comme ça après pour celles qui ont dit non sans être entendues. C’est comme ça pour les victimes de viol, n’ayons pas peur de dire les mots.

ARRETE de trembler. voilà, comme ça. Respire on a dit. T’arrête surtout pas de respirer. Regarde pas la traînée sur ton pull, regarde-la pas, on s’en fout si ça partira au lavage, au pire tu le jetteras, tu l’aimais même pas ce pull.

Et puis après ça continue encore, la peur, l’angoisse, la honte, le sentiment d’y être pour quelque chose dans ce qui est arrivé… Sauf que là ces “sorcières, (ces) sœurs, ces vengeresses, pétroleuses, prêtresses, toutes un peu abimées mais qui ont réussi à se rafistoler comme elles pouvaient” ont décidé que la peur devait changer de camp. C’est par leur blessure qu’elles se reconnaissent les unes dans les autres et puisent ce qu’il faut de colère salvatrice pour essayer d’en sortir, coûte que coûte et parce qu’il n’y a pas d’autre choix.

Un premier roman saisissant et nécessaire, à mettre entre toutes les mains, pour une révolte aussi vitale qu’urgente.

Un texte publié dans la collection “Sorcières” à découvrir aux éditions Cambourakis.

https://marciawanders.tumblr.com/

Cette tendresse qu’on attend dans la nuit de Jacques Houssay

Tes mots étaient durs mais ton r’gard y me r’gardait bien en face, ton r’gard comme de l’odeur de shampoing ou les bras de ma m’an. Ça fuyait pas. Le r’gard de tout le monde fuyait quand il fallait me r’garder parce que chuis idiot. Ton r’gard bien droit dans mes yeux. C’était d’la tendresse. Tu fuis pas. Tu y vas parce que faut bien que quelqu’un y aille. Tu y vas dans l’amitié ou à la pêche, pareil. Tout droit. Tu regardes les chiens, les idiots ou les filles, pareil. En face. Tu fuis pas.Tu t’y colles parce que faut bien que quelqu’un s’y colle. Toujours mieux de s’y coller en dévalant les pentes en rigolant qu’en abattant les filles qu’ont d’la constellation sur l’corps comme la maladie sur les tomates. Faut bien que quelqu’un arrache l’pied. Toi t’arraches l’pied pas pour les autres tomates, non, mais pour le pied malade. Tu t’y colles parce que faut bien. Et parce qu’y a de la tendresse en toi gamin.

C’est quoi la tendresse ? l’amitié ? L’amour ?… Exit les images dégoulinantes de bons sentiments, Jacques Houssay n’enfonce pas les portes maintes fois ouvertes pour nous parler de la vie qui est aussi chienne que belle. Un grand texte porté par une voix obsédante de poésie qui charcute jusqu’au fin fond du ventre.

Blanc Résine de Audrée Wilhelmy

“(…) plus que tout, les hommes redoutent celles qui n’ont pas peur d’eux.”

Forêt boréale au nord du Québec, terre ancestrale des Inuits, éventrée par l’industrie minière.

Dans un couvent niché au fond des bois, Daa voit le jour, fille de vingt-quatre mères dont les mouvements des bras et des corps autour de la fillette se lient jusqu’à devenir ceux d’un unique et géant corps maternel et dont les voix se mêlent pour la bercer “des fils de légendes mélangées“. Portée par la force féminine de ses mères, nourrie des connaissances de ses ancêtres Inuits, Daa grandit fille de la terre, insoumise, libre et sauvage. Ce qui est infligé à la nature, elle en souffre au plus profond de sa chair.

C’est ce sentiment de révolte face à un intrus qui ne respecte pas sa forêt qu’elle ressent lorsqu’elle voit Laure, “garçon a la peau d’un esprit de rivière qui serait sans cesse plongé dans l’eau et lavé par le jeu des galets” pour la première fois. Laure, fils d’un mineur qui s’épuise dans les entrailles de la mine voisine, traîne son albinisme comme un fardeau et aspire à devenir médecin pour gagner l’assurance qui lui manque. Seules quelques branches cassées impossibles à recoller témoigneront de cette furtive rencontre.

De longues années passent avant que leurs chemins ne se croisent à nouveau et que l’étincelle dans les yeux de ces deux êtres que tout oppose n’enflamme leurs corps et leurs esprits. Et la suite sera peut-être moins une histoire d’amour que l’union de deux marginalités attirées l’une à l’autre par cette singularité que chacun reconnait dans l’autre. Si Daa fuit la proximité des humains sans en avoir peur, Laure doute et court après la reconnaissance sociale pour effacer sa différence. Et peu à peu, l’écart se creuse entre eux…

Un grand coup de cœur pour ce troisième roman de Audrée Wilhelmy publié en France aux éditions Grasset. Une saveur de fable baignée dans les croyances et les traditions Inuits qui déroule la vie d’une femme résolument hors norme, Ina Maka (Mère Terre) jusqu’au plus profond de son être.

Sauvagines de Gabrielle Filteau-Chiba

Que sommes-nous sans cette fleur de peau qui tressaille face aux gestes de cruauté banalisée, sinon des bêtes nous aussi,

des-sans-coeur-ni-tête ?

Gabrielle Filteau-Chiba nous ramène sur les rives de la rivière Kamouraska dans le Bas-Saint-Laurent.

Raphaëlle est agente de protection de la faune. Séparée de sa famille qui ne comprend pas ses choix de vie et sa différence, sa chienne Coyote et la photo de sa grand-mère sont ses seules compagnes dans sa roulotte perdue au milieu des bois. Convaincue de la nécessité de préserver la nature, elle arpente les chemins sans relâche sans grand soutien de la part de sa hiérarchie, bien au chaud dans ses bureaux et déconnectée de la réalité du terrain.

Lorsqu’un matin, sa chienne manque à ses appels, la jeune femme ne sait pas encore qu’elle s’apprête à mettre le doigt dans un engrenage dont elle ne sortira pas indemne. Des disparitions mystérieuses, des animaux mutilés dont les cadavres s’empilent… Si les paysages sont immenses, les rumeurs vont vite et ce qui se dit à demi-mots par peur des représailles dessine un bien sombre scénario.

Portrait d’une éco-guerrière à fleur de peau qui trimballe un passé douloureux solidement accroché à ses bottes, quête des origines, histoire d’amour et de vengeance qui emprunte au roman noir et pur bijou de nature writing, sans oublier le clin d’œil appuyé au personnage de Anouk rencontrée dans “Encabanée”, Gabrielle Filteau-Chiba semble pas mal se ficher de rentrer dans les cases et confirme, avec ce deuxième roman, sa singularité.

Un grand coup de cœur !

“Encabanée” vient de paraître en poche aux éditions Folio.

Encabannée, de Gabrielle Fliteau-Chiba

Watergang de Mario Alonso

Il parlera des autres et de Middelbourg. Il ne nous racontera pas, la vie d’ici ne se raconte pas. Il nous fera simplement parler à tour de rôle et ce sera suffisant.

“Dieu est comme mon père, il m’aime mais de loin.”

Middelbourg, petit village dans les polders.

Paul a presque 13 ans, et l’ambition de devenir écrivain, il arpente les chemins et collecte des mots, des bouts de phrases, des listes qu’il conserve dans son carnet noir. Pour ce qui est des lettres reçues, il les enterre sous son magnolia. Paul est un enfant singulier.

La mère, Super, s’efforce de joindre les deux bouts avec son travail à la superette. La soeur, Kim ou Birgit, enceinte et encore bien jeune, attend l’arrivée de son bébé en pianotant sur son smartphone avec ses copines au bar du village. Et les autres, Jimmy, Jeroen, les paysages, le temps qui s’écoule, le père, Jan partie en Angleterre, Julia, sa compagne… Tous, êtres vivants, pièces inanimées du puzzle , moments et éléments de “décor” parlent et prêtent tour à tour leur voix pour tisser le fil de leur histoire.

Un texte qui enveloppe son lecteur comme un plaid en plein hiver. La mer et les vagues qui bercent, une douce grisaille et une certaine langueur empreinte de bienveillance planent sur ces pages et ses habitants/personnages.

Laissez-vous porter, une tasse de thé à la main, par ce premier roman de Mario Alonso publié par Le Tripode.

Une lecture qui fait écho, pour moi, à “Ultramarins” de Mariette Navarro, dans sa réconfortante étrangeté.

ULtramarins de Mariette Navarro

L’autre moitié du monde de Laurine Roux

« (…) ils ancrent l’utopie. C’est empirique, une révolution, fait de tout un tas de tentatives, d’échecs et d’accidents heureux. Surtout, ça s’arrose de rêve. »

Buriné par la chaleur du soleil et les embruns, le delta de l’Èbre en Espagne dans les années 1930.

C’est dans ces paysages que grandit Toya Vásquez Montalbán, enfant belle et sauvage au tempérament instinctivement rebelle. Et il y a de quoi le ressentir ce besoin de rébellion lorsque l’on voit sa mère, usée par son travail dans les cuisines du château, humiliée et violentée par le fils de l’impitoyable marquise et que l’on regarde son père rentrer à la nuit tombée, terrassé par la fatigue d’une vie de labeur passée dos courbé dans les rizières.

Les riches châtelains, grisés par leur certitude d’une impunité infiniment acquise et indifférents à la condition misérable des paysans qu’ils exploitent, sont bien à l’abri du besoin au sommet de la colline dans leur propriété fleurie et bien loin de tendre l’oreille lorsque les premiers murmures de l’insurrection se font entendre.

La mort, celle de trop, met le feu aux poudres et le petit peuple du delta jusqu’alors à genoux devant les puissants se relève et rejoint le destin de tout un pays. La suite de l’histoire restera un lourd secret au fond du cœur de Toya jusqu’à ce que l’arrivée au village de la jeune Luz ravive les mémoires et délie les langues. L’heure est à la parole et à une (juste) vengeance.

« Une histoire d’amour, de haine et de mort » nous dit la quatrième de couverture.

Plongez et vous y rencontrerez aussi des fantômes qui mangent des fleurs fraîches au bord des routes, des anguilles qui retournent là où elles sont nées, de l’espoir qui jute comme une pastèque en été et un homme qui dit à une femme : « Tú eres la otra mitad del mundo »…

Une pépite avec laquelle l’auteure nous livre une nouvelle facette de son talent d’écrivaine avec un roman ancré dans la réalité historique. Laurine roux se saisit des pages à la fois les plus sombres et les plus emplies d’espoir de l’Histoire espagnole et restitue avec force la lutte pour « la tierra y la libertad » fauchée dans son élan par les horreurs de la Guerre civile et le regard baissé d’une Europe pragmatiquement conservatrice.

Pour les inconditionnels de ses premiers romans qui auraient l’idée de ne pas l’attendre sur ce terrain, ravisez-vous et laissez-vous happer ! Laurine Roux est de celle qui n’écrive pas en rond sans se départir de cette plume magnétique que vous reconnaitrez.

Un immense coup de cœur.

Le sanctuaire paraîtra en poche aux éditions Folio le 3 février 2022

Le sanctuaire, de Laurine Roux

Une immense sensation de calme, de Laurine Roux