Archives par mot-clé : Rentrée littéraire 2022

Cher connard de Virginie Despentes

Cher connard,

J’ai lu ce que tu as publié sur ton compte Insta. Tu es comme un pigeon qui m’aurait chié sur l’épaule en passant. C’est salissant, et très désagréable. Ouin ouin ouin je suis une petite baltringue qui n’intéresse personne et je couine comme un chihuahua parce que je rêve qu’on me remarque. Gloire aux réseaux sociaux : tu l’as eu, ton quart d’heure de gloire. La preuve : je t’écris.

Un roman épistolaire qui dévoile les échanges entre Rébecca, actrice vieillissante qui n’a aucun problème avec le fait de dire qu’elle a fait carrière sur son physique, son caractère rebelle et une solide affection pour la drogue et la fête, et Oscar, auteur trentenaire en plein ascension, alcoolique, et qui prend dans la gueule ses agissements de moyennement connard à l’égard de Zoé, son attachée de presse, au moment de la libération de la parole des femmes avec le #MeToo. Entre leurs écrits, la voix de Zoé, elle-même aux prises avec les extrémistes de tous bords depuis qu’elle a fait le choix de dénoncer le fringant auteur de polars.

Des échanges prétextes à passer au crible de nombreux thèmes qui agitent, à juste titre, notre société. De celles tristement qualifiées d’ordinaires aux plus meurtrières violences faites aux femmes (qu’elles soient présentées comme consenties à travers le personnage de Rebecca qui se sait exploiter pour son corps, à celles exprimées par Zoé victime du gros lourd de service qui ne comprend pas que sa position de mâle dominant ne l’autorise pas à forcer la main aux femmes), à l’addiction et ses mécanismes (sujet de fond du roman), aux réflexions sur le capitalisme, l’écologie, aux conséquences des années Covid sur nos psychés et nos manières de vivre et on en passe. Qu’on acquiesce ou pas, le reflet du monde que nous avons construit est plutôt exhaustif.

Est-ce que le propos est novateur (reproche numéro un) et porté par une plume digne des plus grands noms de la littérature (reproche numéro deux) ? Comment dire ?… Il y a des sujets qui nécessitent qu’on continue à enfoncer le clou et il y en a beaucoup dans ces pages. On comprend très bien ce que Despentes a à dire et balancer joyeusement sur la forme n’est pas vraiment le débat. Mieux, On a aimé ce choix de l’épistolaire qui rythme le livre dans ce va et vient permanent entre les personnages, on a souri beaucoup et trouvé que pas mal de petites remarques et réflexions étaient plutôt punchy et franchement bien posées.

BREF ! Vous l’attendiez toutes et tous, la lecture du dernier Despentes par vos libraires préférées parce que quand même, s’il y a un point sur lequel nous pouvons être d’accord, c’est que les avis positifs ou négatifs font cruellement défaut sur ce roman en cette période de rentrée littéraire 🙂. Ça semble même risqué pour les libraires de dire qu’on ne jette pas ce livre directement au feu si on ne veut pas être accusées de promouvoir une littérature qualifiée de trop commerciale, tout autant que de le réduire à une « pauvre daube » en s’attirant les foudres d’une autre partie du lectorat…

Mais, oh miracle ! comme dans pas mal de domaines, il existe un entre deux, un truc pas mal qu’on appelle la nuance. Et c’est pas mal, la nuance, à l’heure où certaines et certains pourtant du même bord se tirent joyeusement dans les pattes en se reprochant d’être trop ou pas assez. C’est un peu ce qui ressort de cette lecture, nombreuses et nombreux d’entre nous ont été à un moment de leur vie/sont des moyennement connasses et connards, doit-on toutes et tous être pendus.es illico sans aucune perspective de « rédemption » ? Peut-être pas… De l’écoute et du respect de l’autre, des échanges de paroles et d’idées, chacune et chacun, personnages de ce roman et nous toutes et tous, sortons changés.ées, forts et fortes de nouvelles façons de penser et d’agir (mieux, c’est l’idée !).

En salle de Claire Baglin

Dans un menu enfant, on trouve un burger bien emballé, des frites, une boisson, des sauces, un jouet, le rêve. Et puis, quelques années plus tard, on prépare les commandes au drive, on passe le chiffon sur les tables, on obéit aux manageurs : on travaille au fastfood.

De l’excitation enfantine devant les menus ultra colorés d’un fast-food à la terrible réalité de l’exploitation subie par ces enfants de familles modestes, devenus « grands » et employés dans ces antres de la malbouffe pour payer leurs études.

Claire Baglin livre un récit en deux temps. D’une part, une enfance à attendre un père ouvrier soumis à des horaires éreintants pour gagner de quoi subvenir aux besoins de sa famille et leur offrir, de petites économies en chèques vacances « grassement » distribués par l’entreprise qui l’emploie, des vacances au camping dont l’apogée est ce très attendu repas au fast-food. De l’autre, devenue jeune adulte, sa propre expérience du monde du travail dans ces chaines de restauration aux pratiques aussi indigestes que leurs burgers à la composition douteuse.

La soumission des corps et des esprits, la dépersonnalisation qui fait des travailleuses et des travailleurs des pions anonymes en quête de reconnaissance, la pression incessante pour toujours davantage de productivité sans se soucier de la sécurité de celles et ceux qui triment, là sont les points communs qui relient père et fille à 10 ans d’intervalle tous deux écrasés par une logique économique inhumaine.

Leurs mains, souillées par la graisse des machines, agressées jusqu’à y laisser la peau par les détergents, brûlées et aux doigts coupés ne sont jamais victimes mais toujours fautives. Ne jamais lâcher, devoir accepter de s’écraser et de jouer des coudes pour grappiller un poste à peine moins ingrat, elle n’est pas réjouissante la projection du « nous vivrons mieux que nos parents » à la sauce 2022.

Révoltant de réalisme, « En salle » est le premier livre de Claire Baglin, publié aux éditions de Minuit.

Vivre vite de Brigitte Giraud

Je reviens sur la litanie des « si » qui m’a obsédée pendant toutes ses années. Et qui a fait de mon existence une réalité au conditionnel.

Claude, le compagnon de Brigitte Giraud décède dans un accident de moto. Plus de 20 ans après, elle retrace l’enchainement des évènements, détails et superpositions de circonstances qui auraient abouti à cet instant fatidique.

Lorsqu’on n’est ni croyant.e ni fataliste et profondément amoureux.se comment accepter cette intrusion violente du « être au mauvais endroit au mauvais moment » dans une vie ? Brigitte Giraud exprime cette quête de sens face à l’inacceptable perte d’un être cher, parfois au-delà du rationnel, qui a modelé sa vie de femme et de mère depuis la mort de Claude.

Refaire le match encore et encore, fouiller les faits à la recherche du moindre élément d’explication, réfléchir à ce qui aurait pu/dû être différent pour empêcher que « ça » arrive, Brigitte Giraud passe tout au crible. De la naissance de Tadao Baba, ingénieur japonnais concepteur de la Honda 900 CBR Fireblade à l’arrivée en 2CV de Denis R. sur les lieux de l’accident, elle remonte le fil de tout ce qui, mit bout à bout, converge vers ce point précis du centre ville de Lyon ce 22 juin 1999 à 16h25.

Récit qui se heurte à l’absence et au manque, le livre de Brigitte Giraud est surtout l’histoire de leur amour et le portrait de cet homme aimé, de leurs passions communes et de leurs envies qui dans un mouvement d’emballement leur a fait oublier que vivre était dangereux.

Mon acrobate, Cécile Pivot

A la mort de sa petite fille, Izia est effondrée. Plus rien ne la touche. Elle ne retient pas son mari qui part, se coupe du monde, seule avec son chagrin et le souvenir de Zoé. Jusqu’à cette idée qui la pousse à sortir, aider les proches de disparus à vider leurs maisons. Cette activité atypique entraîne des rencontres qui vont l’aider à avancer, à accepter.

Un beau roman, émouvant, sur une reconstruction suite à l’insurmontable perte d’un enfant, sur l’amour d’un couple qui persiste dans les petits riens, sur la vie qui reprend son cours, doucement.

Le soldat désaccordé, de Gilles Marchand

Ancien combattant, incapable de tourner dos à la guerre, le narrateur y replonge à travers ses enquêtes pour retrouver un disparu, réhabiliter une victime, soulager les familles et leur attente. Au milieu des horreurs, il remonte les traces d’une mystérieuse fille de la lune et celles d’un soldat amoureux, « Cette histoire d’amoureux disparu, ça me permettait de me retourner sur cette guerre avec l’espoir de trouver un peu de beau dans tout ce merdier.« 

Un beau roman plein de poésie et de tendresse malgré les horreurs, qui nous plonge dans la grande guerre mais aussi dans les années d’après.

La sauvagière de Corinne Morel Darleux

Posée sans envie dans une vie moderne et citadine, irritée par le bruit incessant du monde et des gens, effrayée par sa propre douleur, elle ne trouve pas sa place dans cette « normalité ». Conduire sa moto pour échapper à son malaise permanent est le petit souffle de liberté qui apaise sur l’instant ses angoisses, c’est aussi ce qui va la propulser tête la première sur l’asphalte. Lorsqu’elle ouvre les yeux dans une tanière de plaids et de couvertures, son regard a bien du mal a accroché l’extérieur de la maison forestière. Autour d’elle, Jeanne et Stella, mais aussi le jardin, le verger, la montagne et la nature imperturbable.

Elle s’installe doucement dans ce quotidien frugal rythmé par les saisons, chaque geste choisi, dicté par l’approche de l’hiver et la nécessité de s’y préparer. Une sororité sans mot unit les trois femmes dans une atmosphère étrange. Mais un matin, elle se réveille dans une maison vide. Du rêve à la folie pour échapper aux appels du réel qui la poursuivent, guidée par une kistune sage et bienveillante, elle va devoir apprendre à apprivoiser ses peurs pour arrêter de fuir.

Fable fantastique et critique sociale, un plaidoyer en faveur d’une vie qui renouerait avec une autonomie matérielle et politique et qui réenchanterait le collectif face à une société individualiste qui s’autodigère à force de croissance et de surabondance de technologies.

Un coup de cœur pour ce premier roman pour adulte de Corinne Morel Darleux, déjà autrice d’ouvrages pour la jeunesse et d’un essai aux éditions Libertalia, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce.

https://www.editionslibertalia.com/catalogue/la-petite-litteraire/corinne-morel-darleux-plutot-couler-en-beaute

Le blog de Corinne Morel Darleux : https://revoirleslucioles.org/

Les chairs impatientes de Marion Roucheux

Je veux qu’on me rende ce corps d’avant qui ne vivait que pour lui-même, qui ne nourrissait aucune autre vie, qui ne subissait que les assauts qu’il autorisait. Je n’ai jamais voulu de ce corps de mère, lesté d’obligations et de folie. Je veux mon corps libre, libre de jouir, d’aimer, de dormir, libre de s’échapper, libre de tout quitter, libre de revenir. Libre de trahir.

Avec lui, je me souviens des moments qu’on n’a pas encore vécus.

À la naissance de son second enfant, elle perd pied et se retrouve en maison de repos au bord d’un lac de montagne. Une chute sur les pistes de skis, la main d’un homme qui se tend pour la relever et c’est le début d’un embrasement qui va peu à peu l’envahir jusqu’à l’obsession. Une envie crue, impossible à réfréner s’empare d’elle et recouvre son quotidien d’un voile terne. Si ce désir sexuel lui apparaît comme l’élan vital susceptible de réveiller son corps et de retrouver celle qu’elle a été « avant » de devenir épouse et mère, la réalité ne tarde pas à la rattraper. Le constat est sans appel : elle est prisonnière et seule la forme des barreaux change.

Une plongée dans le burn-out maternel et le désir féminin. Librement érotique et d’une vérité sans fioriture sur les hauts et les bas qui peuvent traverser une vie de femme et de mère, le choix radical pour lequel la narratrice finit par opter détonne et propose une fin surprenante pour ce premier roman de Marion Roucheux.

L’été où tout a fondu de Tiffany McDaniel

Cher Monsieur le Diable, Sieur Satan, Monseigneur Lucifer, et toutes les autres croix que vous portez, je vous invite cordialement à Breathed, dans L’Ohio, Pays de collines et de balles de foin, de pêcheurs et de miséricordieux.

Puissiez-vous venir en paix.

Avec ma foi la plus sincère,

Autopsy Bliss

Autopsy Bliss est procureur dans la petite ville de Breathed en Ohio étouffée par un été 1984 caniculaire. Sa femme, Stella, héritière d’une entreprise de fabrication de baskets, promène son étrange phobie de la pluie sans jamais quitter la rassurante protection du toit de sa maison. Grand, l’ainé de leur deux fils est un prometteur joueur de base-ball qui apprend le russe et attire le regard de toutes les jeunes filles du coin. Fielding, le petit dernier de cette singulière famille prend la parole pour raconter l’étrange histoire qui a débuté cet été là et bouleversé à jamais le calme qui régnait au sein de leur communauté.

Lorsque le jeune Sal, dans sa salopette sale avec son bol et sa cuillère à la main, fait son apparition en ville en prétendant être le Diable venu en réponse à l’invitation de Autopsy, les esprits s’échauffent. Si certains voient en lui, un ami, un frère, un fils, d’autres en feront le bouc émissaire de leur souffrance… Le démon qui sommeille en chacune et chacun des habitants de Breathed prend la forme de leurs angoisses les plus profondes et vient aiguillonner leurs sentiments les plus sombres.

Tiffany McDaniel sait raconter des histoires ! Avec en toile de fond, les débuts de l’épidémie de sida, les relents racistes d’une Amérique conservatrice et les premières manifestations du changement climatique en cours, l’autrice qui avait déjà conquis les lectrices et les lecteurs avec Betty, reste dans la veine du grand roman américain.

Le Pion de Paco Cerdà

La force d’un pion : le sacrifice communautaire pour saper la structure adversaire.

Stockholm, 1962. La partie d’échecs qui oppose Arturo Pomar à Bobby Fischer. Sur l’épaule de l’enfant prodige espagnol la main de fer du Caudillo et dans l’attitude de l’américain toute la morgue affichée par les États-Unis dans cette période de guerre froide. Si les deux hommes face à face, simples pions entre les mains des puissants s’affrontent sur l’échiquier, la technique et la stratégie importent moins que la portée symbolique de leur duel, puissant reflet de deux visions du monde qui s’entrechoquent.

(…) Que sont les échecs ? Réponse de Boris Spassky : Les échecs, c’est comme la vie. Réponse de Bobby Fischer : Les échecs, c’est la vie.

Une fiction en 77 mouvements comme autant de coups qui ont jalonné cette partie. Aux portraits des grands noms des échecs se mêlent ceux des femmes et des hommes sacrifiés sur l’autel des enjeux géopolitiques de la seconde moitié du 20ème siècle. Communistes, maquisards, ouvriers, socialistes, membres de l’ETA, chrétiens, républicains, étudiants, phalangistes, Afro-américains, pacifistes, indigènes, militants antinucléaires, gauchistes ou militaires dénués de libre arbitre, celles et ceux dont l’histoire a retenu le nom et les nombreuses et nombreux oubliés, toutes et tous instrumentalisés aux fins très personnelles des grands de ce monde et jouets malgré eux de la force de leur engagement.

La liberté du pion, blanc ou noir, se heurte toujours aux limites des 64 cases de l’échiquier…

Journaliste et éditeur, Paco Cerdà est l’auteur d’un précédent ouvrage en 2017, Los ultimos traduit en France sous le titre Les Quichottes également aux éditions de la Contre Allée.

L’heure des oiseaux, de Maud Simmonot

Dans l’orphelinat de Jersey, Lily et le Petit subissent, comme tant d’autres, brimades et abus en tout genres. A la moindre occasion, Lily s’échappe dans le parc, entourée de nature, et rêve sa vie.

La narratrice arrive sur l’île en quête de traces, de témoignages de cette histoire enfouie derrière les hauts murs de l’orphelinat qui avaient dissimulé au monde la violence de ce qui se déroulait à l’intérieur.

Un roman délicat et lumineux qui déroule son fil par petites touches et dévoile un scandale rapidement étouffé pour que l’île retrouve sa tranquillité.