Dans cet immeuble d’East Oakland, on ne voit pas davantage le fond de la piscine saturée de déchets que la possibilité de se sortir de cette vie de galères. Elle a seulement dix-sept ans, Kiara, et pas grand chose ne lui a pourtant été épargné. Avec un père réduit en cendres, une mère derrière les barreaux et un oncle qui a préféré les abandonner à leur sort plutôt que de se confronter au réel d’une situation déjà bien sombre, elle et son frère, Marcus, n’ont pas eu d’autre choix que d’essayer de survivre aux milieux des décombres.
Les factures s’empilent, le frigo est désespérément vide et le propriétaire de l’immeuble, aussi douteux que la couleur de l’eau de sa piscine, cogne à la porte pour récupérer l’argent du loyer. Kiara a grandi avec cette idée chevillée au corps que c’est son devoir de femme noire de protéger les hommes qui l’entourent, se débrouille pour trouver du boulot et joindre les deux bouts pendant que Marcus rêve d’argent et de célébrité, en rappant avec ses amis un micro à la main.
Une soirée dans un bar et la situation dérape. L’homme blanc qui lui colle deux billets de cent dollars dans les mains en remontant sa braguette est sûr de lui, du droit de se servir du corps de Kiara contre de l’argent en se foutant pas mal de son âge et de l’alcool qui lui remue l’estomac. Kia se retrouve plongée dans l’engrenage des nuits à arpenter le trottoir contre à peine de quoi affronter le lendemain et le soir où une voiture de patrouille s’arrête à sa hauteur, elle est encore loin d’imaginer que la descente aux enfers ne fait que commencer.
Leila Mottley signe un premier roman virtuose. Cette jeune autrice californienne, âgée de dix-sept ans lorsqu’elle écrit « Arpenter la nuit », balance une série d’uppercuts sans retenir ses coups. Si elle s’inspire d’un scandale qui a secoué la communauté d’Oakland et de San Francisco en 2015 en mettant en cause des membres de la police soupçonnés d’avoir essayé d’étouffer une affaire d’exploitation sexuelle concernant des jeunes femmes, elle ne se contente pas de romancer un fait divers. Elle empoigne à pleines mains la réalité de la société américaine pour en dénoncer les injustices criantes qui touchent les femmes noires et plus généralement toutes les communautés considérées comme marginales par une partie de la classe blanche et de ses représentants. Et le constat est sans appel : ce n’est pas de la justice qu’il faut attendre réparation. Celles et ceux qui ne sont pas nés au bon endroit et luttent depuis toujours pour un coin de ciel bleu n’ont pas d’autre choix que de continuer d’espérer voir le bout du tunnel. Pour Kiara, ça sera peut-être, s’accrocher à l’amour de son amie Alé et à celui de Trevor qui, du haut de ses neuf ans avec son ballon dans les bras, la regarde avec encore un peu de cette innocence enfantine bien trop tôt envolée pour elle…
Un très grand coup de cœur. En librairie le 17 août 2022, dans la superbe collection « Terres d’Amériques » aux éditions Albin Michel.