Archives de catégorie : Littérature

Strega de Johanne Lykke Holm

Je me contemplai dans le miroir. J’y reconnus une femme jeune, mais déchue. Je me penchai pour presser ma bouche contre le miroir. La buée se diffusa sur le verre comme de la vapeur dans une pièce où quelqu’un avait dormi aussi profondément qu’un mort. Derrière moi, la pièce se reflétait. Sur le lit se trouvaient des épingles à cheveux, des somnifères et des culottes en coton. Sur le drap, il y avait des taches de lait et de sang. Je pensai : si quelqu’un prenait une photo de ce lit, toute personne sensée se dirait qu’il s’agit de la reconstitution du meurtre d’une petite fille ou d’un enlèvement particulièrement brutal. Je savais que la vie d’une femme pouvait se transformer à tout moment en scène de crime. Je n’avais pas encore compris que je vivais déjà dans cette scène de crime, que la scène de crime n’était pas le lit mais mon corps, que le crime avait déjà eu lieu.

Strega, un village aux contours flous, peut-être une destination de villégiature désuète, hors du temps et nimbée d’une brume inquiétante. Neuf femmes de dix-neuf ans se découvrent en empruntant le téléphérique qui les emmènera jusqu’aux grilles du parc de l’Hôtel Olympic. Envoyées par leur famille dans ce parangon du luxe, elles doivent apprendre la rigueur attendue de parfaites femmes au foyer. Dans l’établissement perpétuellement désert, les gestes et le travail des mains se répètent chaque jour dans une quête de perfection qui exige de ne pas se laisser surprendre par l’arrivée de riches et exigeants clients. Dans cet espace temps engourdi aux allures de réalité parallèle, la langueur et une sororité rebelle s’installent dans la fumée de cigarette, le goût sucré des liqueurs et la saveur des confiseries. Toutes pressentent au plus profond de leur corps que le destin tragique des femmes est inscrit en elles depuis leur naissance et lorsque l’une d’elle, Cassie, disparaît, toutes savent qu’elle a été assassinée. Les prières des nonnes, les battues des hommes et ces objets brillants qui apparaissent tels les indices d’une piste à suivre accélèrent le temps pour celles qui restent et remuent herbes et fourrées en quête de leur part manquante.

(…) Et après elle, il en arrive plusieurs autres. Une après l’autre, elles ont remonté à la surface, toutes les filles disparues du monde, des centaines, des milliers. Certaines en voile de nonne, d’autres en uniforme. Elles tendent les mains vers le ciel. On veut crier : Où étiez-vous ? On veut crier : Nous vous avons cherchées.

Un roman captivant et troublant qui évoque l’atmosphère du cinéma de David Lynch et le décadentisme littéraire de la fin du XIXème siècle. Peuplé d’images à la sensualité brute dans la perception ressentie dans la chair à la lecture, parsemé de minuscules détails d’un esthétisme pointilleux, ce roman, première traduction de l’autrice aux éditions “La Peuplade”, est un joyau surréaliste et onirique. Une étrangeté diffuse enveloppe le texte de la première à la dernière page et ouvre de multitudes boites gigognes qui laissent s’échapper mystères et maléfices sans jamais leur donner corps.

En librairie le 8 septembre 2022.

Le parfum de l’exil, d’Ondine Khayat

“Taline appartenait à une chaîne humaine. Des êtres incarnés les uns après les autres, dont le vécu laissait des empruntes indélébiles… Elle portait en elle les stigmates des horreurs perpétuées contre les siens et, quoi qu’elle fasse, elle ne pouvait y échapper. Il lui fallait s’y confronter.”

Une belle lecture qui nous entraîne aux côté d’une jeune femme confrontée au passé de sa grand-mère arménienne dont elle découvre l’histoire et les tragédies…

J’ai laissé des morceaux de mon coeur sur les routes tortueuses de ma vie. Ils se sont pris dans les buissons du doute et sont restés suspendus aux mûriers du désespoir.

“Lettres à Clipperton”, Irma Pelatan

Je vois que vous tous rêvent, répondent encore et encore à vos sirènes. Mais je vois aussi que chacun dialogue avec un Clipperton qui n’est pas celui de l’autre. Au fond, chacun d’eux est seul sur son île. Et l’île est tellement d’îles.”

Objet littéraire qui éveille la curiosité et clin d’œil à l’oulipien, Jacques Jouet, ce texte est un grand voyage immobile, empreint de la violence des hommes et pourtant profondément poétique.Des lettres adressées à son “Cher ami”, hypothétique être vivant sur cette île du bout du monde ou peut-être à l’île elle-même, déroulent vie et mort de ce bout de rocher aussi inhospitalier que convoité et de ceux qui l’ont, chacun à leur façon, approché.

Je vous sens dubitatif et c’est dommage, parce que la magie opère dès les premières lignes. Celle des histoires à l’intérieur de l’Histoire dans lesquelles se baladent Jack Torrance, Victoriano Alvarez, Barbara Pompili et le commandant Coustaud et celle de l’écriture de l’autrice, qui embarque le lecteur comme le mouvement des vagues un petit caillou…

Quel art admirable que l’écriture : il ne demande presque aucun moyen, juste le fol espoir de la destination.”

Une pépite aux Editions La Contre Allée

Je suis un génie de Susie Morgenstern

C’est Susie qui a dit qu’il l’a dit, alors on n’a pas de raison de ne pas y croire !

Mon chéri Shel Silverstein m’encourage :
– Fais un dessin fou
écris un poème loufoque
chante une chanson cucul
siffle un soliloque
danse comme un derviche
à travers le plancher de ta niche
mets quelque chose de frivole au monde
qui n’était pas là avant. –

Méthode de “génialogie” quotidienne, répertoire subjectif de ses propres génies et manifeste à l’usage de ceux qui doutent de leur talent. Un petit texte de la grande Susie Morgenstern qui fera du bien au moral de tous les génies qui s’ignoraient encore avant cette lecture.

L’Iconopop, saison 4

Pas dans le cul aujourd’hui de Jana Cerna

L’underground pragois face au stalinisme. La lettre d’une femme provocatrice, féministe, indépendante et absolument amoureuse à son amant. À lire, pour ceux qui ne connaissent pas l’autrice, à la lumière de la préface de Anna Rizzello. Un contexte qui compte… Ce qui n’enlève rien à l’intemporalité du propos mais souligne son caractère résolument avant-gardiste.

À celles et ceux que l’adjectif “raisonnable” – appliqué à la création, à l’amour, au désir, au sexe – fera toujours frémir.
À celles et ceux qui démolissent résolument les barrières entre les chemins qu’emprunte leur envie de l’autre.
Et aux autres… Parce qu’un brin d’anti-conformisme ne fait pas de mal, je crois.
Un texte beau et brûlant, comme un orgasme intensément impudique qui abolit toutes frontières entre ventre et tête.

Bel Abîme de Yamen Manai

“Vous savez, la tête, c’est une cheminée, la vie un long hiver et les souvenirs et les livres, des morceaux de bois.
(…)
Dans ce monde de façades, ce qu’il y a de plus précieux est ce qui coûte le moins. Un livre, une étreinte, et l’amour, l’amour, ne serait-ce que celui d’un chien.

Tunisie, après ce printemps qui n’amènera que du vent à celles et ceux qui ont eu de l’espoir.

Le monologue d’un adolescent d’une quinzaine d’années, adressé alternativement à l’avocat commis d’office et au psychologue judiciaire, qui déroule le récit d’un avenir dos au mur dans un pays rongé par le désespoir et la misère.

Lorsque la violence et le mépris harcèlent de toutes parts et sont les seuls horizons, les seuls modèles et héritages, peut-on honnêtement parler de choix ? ne serait-ce que d’une possibilité de faire autrement ?
Comment faire lorsqu’on vous retire la seule petite lumière, apparue au milieu de cet enfer, qui laissait enfin croire qu’autre chose était possible ?
Quand il n’y a rien, nulle part et jamais, qui peut croire que la colère est injustifiée ?

Un texte court, fort et tristement réaliste sur la Tunisie d’aujourd’hui et ce qu’il reste de sa “révolution”.

L’arbre de colère, de Guillaume Aubin

Je suis une montagne, je suis une Peau-Mêlée.

La naissance de Fille-Rousse est entourée de mystère. Elle grandit dans une tribu amérindienne, fille qui partage les jeux des garçons, et sera reconnue comme Peau-Mêlée, un être à part, homme et femme à la fois, reconnue comme telle par certains et mis à l’épreuve par d’autres.

J’ai gagné de vivre encore avec les arbres et pas devant ma tente. Il dit aux autres que c’est moi qui ai triché. Il dit que j’ai menti. […] Est-ce qu’il me faut regagner chaque jour mes droits ? Est-ce qu’il faut se battre cent fois sans jamais trébucher ? Non. j’ai joué selon les règles, et j’ai gagné.

Un premier roman sur les traces d’une jeune fille en quête de liberté et d’identité, qui nous fait découvrir les tribus semi-nomades des Premières Nations canadiennes, entre l’amour des familles et la violence des rites et des combats, entre traditions ancestrales et évolution forcée par l’arrivée des Européens.

Je me trouve sur une plage,d’où je peux regarder l’île en face. Le soir se rapproche. le soleil glisse lentement. Semble ne jamais vouloir s’échapper. Les nuages se gorgent de couleurs. Devant moi, sur l’île, il y a cette roche heureuse de recevoir le ciel. Cette falaise miroir. Je laisse mes yeux entrer dans une faille qui court. Ils y entrent si profond que je sens la puissance de la pierre. Comme si mes yeux étaient une main immense qui caresse. La faille n’est plus là-bas, elle est là, sur mes doigts. Elle est là, dans mon ventre.

Ce qui vient après, de Joanne Topkins

Jonah se suicide en avouant le meurtre de son ami Daniel. La vie des familles de ces adolescents éclate face à ses drames inexplicables. Arrive Evangeline, jeune fille sans-abri et enceinte, qui va mettre de la lumière dans la vie d’Isaac qui la recueille et de Lorrie.

Un roman poignant et lumineux où trois êtres blessés vont devoir affronter leurs souvenirs et les douleurs sourdes du passé pour se reconstruire.

Café sans filtre, de Jean-Philippe Blondel

Depuis la réouverture du Tom’s après le confinement, Chloé s’y réfugie chaque jour, discrète observatrice des gens qui passent avec leurs histoires, cette femme avec son fils, ces deux hommes qui se retrouvent, mais aussi Jocelyne, l’ancienne patronne du bar et Fabrice, qui a pris la suite, avec José et ses envies d’évasion…

Un roman frais et léger qui se savoure comme un café en terrasse et qu’on referme avec le sourire !

Chef, de Gauthier Battistella

Paul Renoir grand chef gastronomique fraîchement élus “meilleur Chef du monde”, se suicide en plein tournage d’un film sur sa vie et son parcours. Alors qu’on s’interroge sur son acte, ses héritiers tentent de sauver son affaire et ses étoiles. Entre passé et présent, le parcours de l’homme sous la toque se dévoile, du sud ouest en passant par Paris jusqu’au lac d’Annecy.

Un roman intéressant sur la gastronomie française, de la guerre à nos jours, à travers le parcours d’un homme, élevé dans les cuisines de sa grand mère et devenu chef étoilé. Et nous fait entrer dans les coulisses des cuisines, univers rude et rigoureux, de passions , entre rivalités et solidarité